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Le droit au travail, ou l'histoire d'un principe constitutionnel bafoué

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Avez-vous bien lu le préambule de la Constitution de 1946, auquel renvoie le préambule de la Constitution de 1958 ? Avez-vous bien lu la Déclaration universelle des droits de l’homme ?

L'alinéa 5 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, repris intégralement dans la Constitution du 4 octobre 1958, affirme que “chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi”. Avec ou sans "crise", comment, alors, expliquer ce chômage de masse qui sévit depuis trente ans, bien que notre Constitution garantisse à chacun le "droit" d'y échapper ? De tous les droits fondamentaux, ce droit constitutionnel à “obtenir un emploi” est le seul à ne pas bénéficier d'une application concrète : comment expliquer cette exception ?

L'alinéa 11 du même texte précise que “tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler, a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence”. Les 8 millions de Français qui vivent en dessous du seuil de pauvreté, les chômeurs en fin de droits qui survivent avec l'ASS, le RSA ou rien du tout, apprécieront le caractère "convenable" et hautement constitutionnel de ces "moyens d'existence"...

Le 1er alinéa de l’article 23 de la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948 affirme le "droit au travail" et, aussitôt après, celui à la "protection contre le chômage" : “Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage”. Les chômeurs non indemnisés, ceux que l'on oblige à accepter des emplois indignes ou des formations non désirées sous peine de sanctions apprécieront également.

Sur ces bases, voici une étude réalisée par l'un de nos lecteurs, également disponible sur son blog avec tous ses rétroliens, publiée en novembre dernier : brillante, elle mérite d'être largement lue et relayée.

Obligation de résultat, ou obligation de moyens ?

N’y aurait-il pas là comme une contradiction entre, d’une part, le “droit au travail”, d’autre part le “droit à la protection contre le chômage” ?

D’un point de vue juridique, tout dépend si ce droit au travail est assorti d’une “obligation de résultat” ou d’une simple “obligation de moyens”. Une distinction que l’on a récemment eu l’occasion de se remémorer à l’occasion de la loi DALO (droit au logement "opposable"). Or, l’obligation de moyens soulève deux problèmes. Tout d’abord il faut définir précisément ces moyens, ainsi que les exigences quant à leur adéquation avec le résultat visé. Pas toujours évident... Ensuite, l’obligation de moyens ne saurait garantir un quelconque droit. Elle est nécessaire mais pas suffisante. Seule l’obligation de résultat est nécessaire et suffisante.

Non que l’“obligation de moyens” soit en elle-même un concept inutile et non-pertinent. Prenons un exemple qui s’impose assez naturellement : la médecine. Ici, l’obligation de moyens va de soi, mais l’obligation de résultat est une absurdité (hélas). Or, justement, il ne pourra jamais exister de “droit à la guérison” ; seulement un droit aux soins (du moins celui-ci devrait-il exister).

Pour ce qui concerne le droit au travail - ou le droit au logement -, l’obligation de moyens n’est qu’une farce. A cet égard, le "O" de DALO constitue d’ailleurs un aveu. Le terme “opposable” n’a aucun sens. Dans tous les cas, comme le faisait justement remarquer le blog Social et Sociétal, l’obligation de résultat suppose de toute évidence l’obligation de moyens. On a donc bien tort de reprendre ce qualificatif d’“opposable” pour l’appliquer au droit au travail.

Une petite expérience amusante...

Tapez “droit au travail” dans votre moteur de recherche préféré (au hasard, Google).

Tenez-vous bien : sur les cent premiers résultats (je ne suis pas allé plus loin), 98 concernent le droit DU travail (je ne dis pas que le sujet soit sans importance, notez-le bien). Et deux, seulement 2, concernent le droit AU travail.

Le premier arrive en première position. Or, vous allez rire (enfin, non) : c’est une page gouvernementale où l’on vous explique tout de go, avec un sens aigu de la décomplexitude, que le droit au travail existe, oui il existe, mais il doit être utilisé en suppositoire... Et que le Conseil constitutionnel lui-même a pris la peine de s’en justifier dans une décision rendue en 1983 – ah tiens, l’année du "tournant"… Je vous promets, c’est décomplexé grave de chez grave.

C’est une petite sous-sous-sous-rubrique malicieusement intitulée : "Existe-t-il un droit au travail ?" sur un site malicieusement intitulé Vie publique : au cœur du débat public (tu parles, Charles !). La sous-sous-sous-rubrique en question est très, très, très difficile à trouver dans l’arborescence du site. Vous avez de la chance, je vous donne l’itinéraire. A partir de la page d’accueil : allez dans "Repères" (en haut) et choisissez "Découverte des institutions". Allez ensuite dans "Le citoyen dans la cité" et choisissez "La citoyenneté". Ensuite, il faut repérer le menu vert sur la droite ("Le citoyen dans la cité") et choisir "Qu’est-ce que la citoyenneté ?" Puis aller dans "Quels sont les différents droits des citoyens ?" et enfin… cliquer sur la dernière question : "Existe-t-il un droit au travail ?"

Et là, je vous le donne Emile, on apprend que “le droit d’obtenir un emploi ne s’entend pas comme une obligation de résultat, c’est-à-dire comme une obligation absolue de donner à tout chômeur un emploi, mais bien comme une obligation de moyens”. Ce texte mérite d’être reproduit en entier, des fois que, sait-on jamais, il disparaisse complètement du site "Vie publique : au cœur du débat public"...

Le droit au travail participe à la dignité de l’être humain. Il a été affirmé pour la première fois, en 1848, par la IIe République qui créa, dans cette perspective, des Ateliers nationaux permettant de fournir un travail aux chômeurs. Ce droit au travail a été repris dans le préambule de la constitution de 1946, qui affirme que "chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi", et par notre constitution actuelle.

Le droit d’obtenir un emploi ne s’entend pas comme une obligation de résultat, c’est-à-dire comme une obligation absolue de donner à tout chômeur un emploi, mais bien comme une obligation de moyens. Il s’agit, pour les pouvoirs publics, de mettre en œuvre une politique permettant à chacun d’obtenir un emploi. C’est d’ailleurs ainsi que l’a interprété le Conseil constitutionnel. Dans une décision de 1983, il a affirmé qu’il appartient au législateur “de poser les règles propres à assurer au mieux le droit pour chacun d’obtenir un emploi en vue de permettre l’exercice de ce droit au plus grand nombre d’intéressés”. C’est dans cette optique que s’inscrit l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) créée en 1967 (aujourd’hui Pôle Emploi, né de la fusion ANPE-Assédic).

Ce droit au travail existe donc bien, mais sa portée juridique est très limitée. Par ailleurs, les difficultés économiques qui ont pesé sur l’emploi en France depuis les années 1970 ont rendu ce droit encore moins effectif. Quoiqu’il en soit, un chômeur ne pourrait espérer trouver un emploi en saisissant un juge sur le fondement de ce droit au travail.

Dans cette prose de "Vie publique : au cœur du débat public", on omet bizarrement de préciser que ce préambule de la Constitution de 1946 est cité par le préambule de la Constitution de 1958 (la nôtre), lequel précise bien que le peuple français “proclame solennellement son attachement aux Droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946”.
Sur le site juridique officiel Légifrance, on peut lire que le préambule de notre Constitution actuelle “renvoie directement et explicitement” à ce préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. Et le site officiel en question cite intégralement ledit préambule de 1946, sous cette rubrique intitulée : "La Constitution" (de 1958).

Les auteurs de "Vie publique : au cœur du débat public" ont aussi oublié que le terme “Constitution” (dans cette acception juridique) prenait une majuscule. C’est bête…

Mais ils n’oublient pas, bien sûr, non plus que le Conseil constitutionnel, qu’en matière de droit au travail le préambule de 1946 était piégé - comme nous allons le voir plus bas.

Droit au travail, droit du travail… Et pourtant, comme nous nous attachons à le démontrer, et comme cela saute aux yeux dès lors qu’on les ouvre, le droit DU travail n’est rien sans le droit AU travail. Ou du moins, le droit DU travail sans le droit AU travail peut vite devenir un leurre. N’est-ce pas la constatation qui s’impose en ces temps de TINA et de NAIRU ?

[NDLR : ce billet a été rédigé au mois de novembre 2009. Il est possible que les résultats de Google soient légèrement différents quelques mois ou a fortiori quelques années plus tard ; néanmoins je crains que mes commentaires demeurent valables, pour l’essentiel, pendant un certain temps. Et sur ce point j’espère me tromper…]

Le droit au travail dans les constitutions françaises depuis la Révolution

Revenons à notre page "Droit au travail – recherche Google". Le deuxième résultat concernant le droit AU travail arrive en quarantième position (!). Il s’agit de la page Wikipédia intitulée "Droit au travail", qui propose quelques éléments (succints) concernant l’histoire du droit au travail dans la période contemporaine. Une histoire pour le moins édifiante sur laquelle il nous faut revenir.

Le droit au travail a été l’un des grands enjeux de la Révolution française dès la fondation de la première Assemblée constituante, en 1789. A l’époque, le socialisme était à peine dans l’œuf. Ses précurseurs vont certes apparaître dans les années qui suivent, au milieu du grand bouillonnement politico-intellectuel de la Révolution. Mais les premiers à défendre le droit au travail, pendant cette période révolutionnaire, ne peuvent pas tous être considérés comme des proto-socialistes ou comme des proto-marxistes, loin de là. Et il en ira de même au XIXe siècle.

En revanche la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789, à laquelle, précise le préambule de notre Constitution (de la Ve République), “le peuple français proclame solennellement son attachement”, ne dit mot du droit au travail.

1791

Le droit au travail fait une première apparition dans la Constitution de 1791. Celle-ci établissait la monarchie parlementaire, et le suffrage censitaire.

Titre I, "Dispositions fondamentales garanties par la Constitution" (extrait) : “Il sera créé et organisé un établissement général de Secours publics, pour élever les enfants abandonnés, soulager les pauvres infirmes, et fournir du travail aux pauvres valides qui n'auraient pu s'en procurer”.

1793 (An I)

Le droit au travail est à nouveau proclamé, de manière encore plus claire, dans la Constitution de l’An I élaborée par la Convention montagnarde. L’inspiration de ce texte est bien différente – bien plus à gauche : République et suffrage universel masculin.

Article 21 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1793, reprise en préambule de la Constitution de l’An I : “Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler”.

1795 (An III)

Avec la Constitution de l’An III (celle du Directoire), on revient au suffrage censitaire. Le texte ne fait aucune mention du droit au travail. Citons seulement cet extrait éclairant de la "Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen", qui constitue le préambule de ladite constitution. Comme son intitulé le suggère, cette déclaration est subdivisée en deux parties : “droits” et “devoirs”.

“Devoirs”, article 8 : “C'est sur le maintien des propriétés que reposent la culture des terres, toutes les productions, tout moyen de travail, et tout l'ordre social”.

1799 (An VIII)

On arrive au Consulat. C’est très simple, le mot "travail" ne figure pas dans cette constitution.

1802 (senatus-consulte organique de l’An X)

Consulat à vie. Idem.

1804 (senatus-consulte organique de l’An XII)

Premier empire. Le mot "travail", au sens où nous l’entendons ici, n’y figure toujours pas.

1814 (charte constitutionnelle)

Voici la Restauration. Vous allez rire, le mot "travail" ne figure pas dans cette charte constitutionnelle.

1830 (charte constitutionnelle)

Voici la monarchie de juillet. Vous allez re-rire, le mot "travail" ne figure pas non plus dans cette charte constitutionnelle !

1848

Après la Révolution de 1789, le second moment important dans l’histoire du droit au travail est à l’évidence la IIe République. Avec en particulier la figure de Louis Blanc, sans doute l’un des premiers théoriciens de l’économie mixte… et du droit au travail. L’expérience des Ateliers nationaux n’a certes pas été convaincante, mais il s’agissait véritablement d’une caricature politique. Ces ateliers organisés (ou plutôt désorganisés) militairement n’avaient d’ailleurs pas grand-chose à voir avec Louis Blanc, lequel avait été mis sur la touche dès le départ - on lui avait confié la direction d’une commission de réflexion !

Et la Constitution de la IIe République ? Elaborée par une Assemblée constituante elle-même dominée par les monarchistes (légitimistes ou orléanistes) et les républicains modérés, elle fait bien mention du droit au travail, mais dans des termes significativement ambigus ; pour tout dire, c’est un acte fondateur du grand foutage de gueule qui sévit depuis lors sur cette question.

Préambule, titre VIII : “La République doit protéger le citoyen dans sa personne, sa famille, sa religion, sa propriété, son travail, et mettre à la portée de chacun l'instruction indispensable à tous les hommes ; elle doit, par une assistance fraternelle, assurer l'existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d'état de travailler”.

Il faut dire que, pour les évidentes raisons précisées plus haut, cette constitution de 1848 n’était pas excessivement progressiste. Le titre IV de ce même préambule est assez significatif à cet égard. Ça sent le "républicain du lendemain" : “[La République française] a pour principe la Liberté, l'Egalité et la Fraternité. Elle a pour base la Famille, le Travail, la Propriété, l'Ordre public”.

1852

Second empire. Le mot "travail" ne figure plus du tout dans la Constitution. No comment.

1875 (Lois constitutionnelles)

Les lois constitutionnelles de 1875 ne font aucune mention du droit au travail, ce qui n’est pas vraiment étonnant – la IIIe République est née à droite, au point qu’elle a d’abord été une République par défaut (rappelons cette fameuse phrase de Thiers : “La République est le régime qui nous divise le moins”).

1946

Là, ça devient très intéressant. Elaborée par une Assemblée constituante dominée par les communistes (PCF), les socialistes (SFIO) et les démocrates-chrétiens (MRP) et fortement inspirée par le programme du CNR (Conseil National de la Résistance), cette Constitution de la IVe République se distingue par un préambule tout à fait révolutionnaire, qui instaure enfin le suffrage universel – universel tout court (“La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme”).

Dans ce préambule on trouve par exemple ceci : “Chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances” (5e alinéa).

Ou encore ceci : “Tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité” (9e alinéa).

Mais aussi ceci : “La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. Elle garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence” (11e alinéa).

Or cette invocation de la “situation économique” est un véritable piège qui rappelle le “dans les limites de ses ressources” de 1848, et qui justifie déjà a priori le “poser les règles propres à assurer au mieux le droit pour chacun d’obtenir un emploi en vue de permettre l’exercice de ce droit au plus grand nombre d’intéressés” de 1983 (décision du Conseil constitutionnel). Autrement dit, une fois encore, le vers était dans le fruit !

1958

Rien sur le droit au travail dans le texte même de cette Constitution.
Cependant, comme nous l’avons signalé plus haut, le préambule commence par cette phrase : “Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu’aux droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement de 2004”.

Et le texte du préambule de la Constitution de 1946 est repris intégralement sur le site officiel Légifrance.


Conclusion

Seules les constitutions de 1791 et de 1793 proclament le droit au travail sans aucune ambiguïté. Le préambule de la Constitution de 1946, auquel renvoie le préambule de notre Constitution actuelle, proclame explicitement ce droit… avant de le renier subrepticement au détour d’une incise retorse. Dans sa décision rendue en 1983, le Conseil constitutionnel s’est montré pour le moins sournois, et cependant il avait de quoi étayer en droit son misérable propos.

Joe Liqueur

Mis à jour ( Lundi, 24 Janvier 2011 09:01 )  

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