C'est un classique ! Fabienne Brutus est conseillère à l'emploi. Malgré les consignes de "discrétion professionnelle" exigées par le ministère (1) dont elle dépend et que tout agent ANPE doit observer (2), elle estime personnellement que "Se taire, c'est collaborer". En disant tout haut ce que tout le monde sait tout bas, elle a opté pour une désobéissance particulièrement salutaire.
Face au chômage de masse, à son sentiment d'impuissance et à la dénaturation de sa mission première, elle s'est insurgée en réalisant cette autopsie que tout chômeur doit découvrir afin de comprendre ce dont il est l'objet. Même chose pour l'ensemble de ses collègues de "l’Agence", afin de se (re)situer dans l'exercice de leur métier.
Ce qui, bien évidemment, signifie que son livre est D'UTILITÉ PUBLIQUE !
Car la confusion est totale. Le chômeur se sent coupable ou "assisté" parce que tout est fait pour qu'il en soit ainsi. L'agent ANPE est devenu un robot silencieux (ou un tortionnaire qui s'ignore…) parce que tout est fait pour qu'il en soit ainsi. Dans le meilleur des mondes, en fait : le pire. La "machine ANPE" pratique le "déconseil" et le trucage pour obéir à des politiques d'urgence ultra-médiatisées ; pour le reste, son inutilité est programmée ! Le chômage se privatise et devient un business comme un autre, dans un processus de déshumanisation accélérée.
La démarche de Fabienne Brutus - et son résultat - sont donc REMARQUABLES, je pèse mes mots : d'un courage et d'une lucidité exemplaires, le contenu de son ouvrage est un vrai travail de fond au service de la vérité. D'ailleurs, c'est le sous-titre du bandeau rouge en couverture ("La vérité sur l'ANPE" et "Souriez, vous êtes radiés !" au verso) ; je peux vous garantir que ce n'est pas du racolage. Le ton est sincère, engagé, parfois drôle. La démonstration est riche et implacable. C'est un vrai soulagement pour tout le monde !
Tout d'abord, elle lève l'omerta sur la fameuse baisse du chômage.
Beaucoup de gens ignorent que les chômeurs sont répartis en 8 catégories, et que seule la première compte pour les statistiques officielles alors que les demandeurs d'emploi de catégorie 1 ne représentent que 59% des inscrits à l'ANPE. Ayant accès à certains chiffres, elle démontre que notre taux de chômage réel avoisine les 15% et que, "halo" et autres exclus compris (45% des chômeurs ne sont pas indemnisés…), nous serions même à 19%... Edifiant !
La baisse du chômage est une foutaise, et elle le prouve : sur un tableau (page 23) de juillet à novembre 2005, le total général toutes catégories confondues a augmenté. Mais on a tout fait pour alléger la première en "glissant" des demandeurs d'emploi sur les autres (notamment les 4 et 5), puis radié en passant (réunions d'information obligatoires, convocation de chômeurs qui travaillent à temps partiel durant leurs heures d'activité, stages de remobilisation imposés…) dans un contexte d'intimidation permanente.
Elle dévoile le bidonnage des annonces. Et déplore l'absence de chiffres en ce qui concerne les destructions d'emplois. Car c'est bien la matière première de l'ANPE qui est en grave pénurie : "Les petites entreprises ne peuvent embaucher sans risque pour leur avenir, leur hésitation est légitime. Les grosses sociétés ont intérêt à précariser leur personnel pour assurer des bénéfices toujours plus croustillants à leurs actionnaires", estime Fabienne Brutus.
L'hécatombe se poursuit du côté des formations : pour les chômeurs, la reconversion professionnelle est désormais quasi impossible. Comme d'habitude, ceux qui ont le plus besoin d'aide sont ceux qui ont le moins de droits, et tout consiste à niveler par le bas.
Et à la pause déjeuner, que dire à son pizzaïolo habituel découvrant un jour que cette charmante cliente bosse… à l'ANPE ? En réponse aux railleries : "Personne n'est parfait. Tu sais, c'est comme si toi tu te tenais là, sous ton enseigne Pizzas-Kebab-Frites, que quelqu'un vient et te commande une pizza. Tu lui réponds : Ah non, on n'en fait pas. Il opte pour un kebab, tu lui dis que tu n'en as pas non plus. "Alors des frites ?" Là, tu soupires : Franchement, vous êtes le vingtième depuis ce matin, je vous assure qu'on n'a rien de tout ça. Ajoute à ça qu'il n'y a pas d'autres marchands de pizzas et qu'il est obligé de venir chez toi. Imagine aussi qu'il a fait la queue pendant deux heures. Tu vois l'ambiance ? Nous, c'est comme ça tous les jours..."
Qu'est-ce qu'un agent ANPE ? Quel est son profil, combien gagne-t-il (pas lourd, et 30% de moins qu'un salarié de l'Assedic), quels sont ses "privilèges" ?
Saviez-vous qu'il y a 15% de précaires à l'ANPE ?
Comment se passe une journée en agence ("base avant" : au public / "base arrière" : aux employeurs et aux tâches administratives) ?
Tout en finesse et sans chichis, Fabienne Brutus nous montre l'envers du décor.
Si beaucoup de chômeurs se trompent de colère en venant se défouler à l'ANPE, l'ambiance en agence et l'attitude incohérente de certains collègues n'est pas épargnée : il s'agit de décrire comment on y travaille. Les travers, voire la véhémence de certains - alors qu'ils ont aussi vécu le chômage - reflètent le déni de réalité qui nous tiraille tous : quand l'injustice est au menu quotidien dans un silence imposé, pour moins souffrir, les épouvantails du justicier de service ou de l'indifférence sont de mise.
Les abréviations, sigles, néologismes et autres métaphores font aussi partie de l'attirail sémantique qui consolide l'appartenance à la grande famille du SPE (service public de l'emploi) tout en amoindrissant la réalité pour la rendre plus vivable.
Comme partout ailleurs, la réunionite est fréquente et les absurdités - dont le "Contrôle Qualité" qui fait perdre un temps fou et incite à arranger les chiffres - ne manquent pas.
Tout, absolument TOUT est abordé. Ce livre répond à toutes vos questions : des ateliers les plus bidons au taux de syndiqués, en passant par le traitement des candidatures, le coût de la nouvelle identité visuelle ou du programme Geode, la fracture numérique, le profilage, les "offres valables" d'emploi et la mobilité, les contrats aidés, les patrons "bouffeurs de primes", TOUT !!! C'est un peu la bible du chômeur avisé !
Depuis le Plan de cohésion sociale, sous la pulsion gouvernementale, le droit à l'emploi est remplacé par un devoir d'emploi. Mais "l'emploi est aussi rare que le travail est abondant", dit Fabienne Brutus, ironisant sur la fin du pseudo-monopole de l'ANPE "tant il reste de chômeurs dont le privé n'a que faire"... Et pendant ce temps-là, "certains chômeurs prennent maintenant la retraite qu'ils ne pourront jamais avoir", constate-t-elle. Le grand malade, c'est bien le marché du travail : certainement pas l'ANPE ou ses "DE".
Sophie HANCART
(1) Le Ministère de l'Emploi et de la Solidarité...
(2) Lire la "circulaire DAGEMO" et le "Guide de la communication avec les médias" reproduits en annexe de son livre : c'est pas triste !!! "Que le devoir de réserve protège les individus, chômeurs, employeurs et conseillers, tombe sous le sens. En revanche, que les manipulations soient tues au nom de la neutralité, et c'est la démocratie toute entière qui est mise en péril", dit-elle en page 11.
Fabienne BRUTUS, Chômage, des secrets bien gardés - JC Gawsewitch/Le Livre de Poche (2006) - 6 €
=> A lire également l'interview de Fabienne BRUTUS pour Actuchomage