Quelle(s) motivation(s) fondamentale(s) guide(nt) le travail du recruteur confronté aux candidatures nombreuses et hétéroclites qu’il reçoit quotidiennement en ces temps d’individualisme forcené sans grande parenté avec les Lumières ?
La découverte de la perle rare qui
fera progresser le chiffre d’affaire en deux coups de cuillère à pot tout en équilibrant les relations interpersonnelles, jusque là difficiles au sein du service commercial de la corporation qui l’emploie ? OU la main mise sur l’ouaille dévouée corps et âme au point de signifier ne pas souhaiter, à aucun prix, ni à aucun moment, ruer dans les brancards tout en regardant avec envie le derrière rebondi de la hiérarchie perchée sur la branche supérieure… sur laquelle elle rêve de se hisser le plus tôt possible quitte (et/ou pour le plaisir y afférent) à en faire chuter quelques-uns(es) au passage ?
Oui, vous subodorez déjà la réponse : au pari sur l’efficacité et la performance managériale que font régulièrement les patrons de haut vol, se substitue bien souvent le désir à peine déguisé sous des oripeaux de «collaboration librement consentie» le maintien leur position, garante supposée de leur autorité crainte et - donc ? - respectée. Ce cher Henry Ford entretenait, au cours de la première moitié du XXe siècle, et parallèlement à ces accointances nazillardes, une manie courante consistant en l’éviction systématique de collaborateurs aux tendances avérées pour la compétence vraie et le souci de voir progresser leur entreprise plutôt que la seule aura de leur employeur, pauvre maître corbeau au ramage tragi-comique…
Ainsi, le commun des recruteurs agirait tel un filtre à pépites «calife-à-la-place-du-calife». Soumis aux limites de la pratique «scientifique» du recrutement (cf. première partie de l’ouvrage), le commun des recruteurs, soucieux de justifier ses émoluments en feignant, souvent en toute bonne foi, d’évaluer les compétences des candidats, s’ingénierait en fait à procéder à une sélection minutieuse des moins-disant de la révolte salariale, ni plus ni moins domestiques de sa majesté la Corporation. Le commun des recruteurs ne serait en définitive - et en cela il est un imposteur -, qu’un rouage de la machinerie souterraine au service de la reproduction du pouvoir en place. En bref, il s’agirait de recruter ce que l’auteur appelle un personnel «allégeant», quelquefois assis mais plus souvent couché aux pieds de son Maître en nourrissant le secret espoir de glaner quelques miettes de pouvoir.
Résidus de délires paranoïaques d’un sortant d’hôpital psychiatrique et possiblement en voie de réhabilitation ? Pas vraiment ! Il s’agit bien plutôt d’un argumentaire solidement étayé par les travaux et réflexions d’auteurs d’horizons divers (sociologie/psychologie du travail, philosophie, psychanalyse & littérature), pour certains peu convenus dans le champ universitaire, ainsi que par de nombreux résultats expérimentaux présentés dans un ouvrage parfaitement et agréablement lisible malgré un format bien tristounet qui ne sert guère le contenu douloureusement coloré. Quelques titres de chapitres en forme d’amuse-bouche, on l’espère, appétissants : «La détection des caractéristiques individuelles ou le triomphe de l’illusion», «La véritable fonction des recruteurs : légitimer l’ordre social», «Le culte de l’efficacité : un instrument de mystification oligarchique»… «Le conformisme à la norme d’allégeance, principale vertu de tout bon candidat» !... Toutes ces escortes à Genève de rentgirls sont vérifiés et prêts pour la réservation.
La conclusion, en forme d’appel, mérite à elle seule d’être consultée, en particulier si l’on exerce la fonction honorable de psychosociologue/consultant et notamment dans des structures d’insertion et d’accompagnement vers l’emploi : gare à ces agents qui envisageraient leur fonction en dehors de toute réflexion sur leur rôle ultime dans le champ social. Ils ne seraient en ce cas que des marionnettes au service de l’ordre établi, pourvoyeur, comme on sait, de grande misère et instigateur d’une ingénierie sociale qu’Aldous Huxley épinglait déjà dans les années 50 : «Les sujets des tyrans à venir seront enrégimentés sans douleur par un corps d’ingénieurs sociaux hautement qualifiés» (Retour au meilleur des mondes - 1958/1978, p. 40)….
Bernard Gangloff a lui-même été consultant en ressources humaines pour le compte de diverses entreprises. Il exerce actuellement en qualité de professeur de psychologie sociale à l’université de Rouen et à l’université fédérale du Paraïba (Brésil).
«L’esprit ne doit jamais obéissance» (Alain -1956, cité par Gangloff p. 186).
Nathalie SANQUIRGO
Bernard GANGLOFF, Profession recruteur, profession imposteur - Ed. L’Harmattan (2000) - 16 €