Ô surprise : alors qu'il est si difficile de se faire publier, les éditions de L'Harmattan ont sélectionné son ouvrage Chômage Senior : Abécédaire de l'indifférence qui est sorti le 1er septembre 2005. Fort de cette opportunité, il nous explique pourquoi il l'a écrit.
Actuchomage : Quel est ton parcours ?
Gérard PLUMIER : Au plan professionnel, j’ai un parcours plutôt riche et diversifié (et tant pis pour ceux qui veulent croire que les gens de notre génération sont peu adaptables !). Après des études scientifiques que j’ai arrêtées à Bac+2, j’ai commencé à travailler à 21 ans, pour apprendre «sur le tas», comme dessinateur en bureaux d’études puis comme charpentier de navires. Mon objectif était de créer un chantier de construction navale, ce que j’ai fait en 78. Cette entreprise a fonctionné pendant 12 ans ; nous produisions des vedettes de pêche pour les professionnels, ainsi que des pièces en composites pour l’industrie et le bâtiment. Une décision gouvernementale totalement imprévisible m’a contraint à la liquidation en 90. Nous avons alors tout perdu (outillage, atelier, maison…), sauf notre famille (4 enfants à l’époque). En trois mois, j’ai pu rebondir en me réorientant : on m’a confié la direction d’un centre de Formation professionnelle continue (j’avais 38 ans…). J’ai occupé - et amplifié - ce poste pendant 11 ans, me partageant entre la gestion, l’animation de formations, les relations «inter-institutionnelles» et… l’accompagnement de salariés en recherche d’emploi. En parallèle, j’ai préparé - et obtenu - un DESS en sciences de l’éducation (à 41 ans). Ce poste a été supprimé en juillet 2001, et j’ai donc été licencié à 49 ans.
Actuchomage : Malgré cela, pourquoi n'as-tu toujours pas retrouvé un emploi ?
Gérard PLUMIER : Mon parcours de chômeur est tristement «classique» et correspond tout-à-fait à ce que décrit magistralement Agnès Maillard (Le Monolecte) dans son Mythe de Sisyphe. J’ai d’abord été totalement incrédule. C’est tellement rassurant de se penser invulnérable ; après tout, quand 70% de personnes interrogées estiment que les chômeurs s’en sortiraient facilement s’ils s’en donnaient la peine, ils ne raisonnent (?) pas autrement. J’avais une telle confiance dans mes compétences et une telle idée de l’intérêt de mon parcours que je me suis même payé le luxe de «perdre» une année en reprenant des études (une paille : 3ème cycle en contrôle de gestion et management stratégique) : à 50 ans, je me retrouvais donc avec 27 ans d’expérience professionnelle et deux Bac+5.
J’ai vite compris que je n’aurais pas pu mieux m’y prendre si j’avais voulu me déguiser en épouvantail ! La valse des candidatures inutiles, des kilomètres pour rien et surtout des interminables attentes a alors commencé. Avec à la clé les (éventuelles) réponses imbéciles : «surdimensionné», «trop d’expérience», «pas assez "terrain"» (ou trop, c'est selon), voire carrément «trop âgé». Bien sûr, j’ai longtemps pensé que je vendais mal le «produit», et même que le «produit» lui-même ne convenait pas. Jusqu’au moment ou j’ai réalisé que tout est dans le regard de l’autre et qu’au sujet des «seniors» ce regard est totalement vide ; accident vasculaire généralisé. Le point d’orgue a été cette petite phrase découverte sur un forum «Je suis devenu senior à 51 ans à la suite d’un licenciement économique» ; tout y est : le basculement - sans appel - vers une catégorie dépréciée (euphémisme…), la prééminence de l’économique sur le social et surtout la totale ignorance de ceux qui ne sont pas (encore) confrontés à l’impasse ! Car c’est bien une impasse : d’un côté le gouvernement a repoussé l’âge de la retraite et supprimé les pré-retraites (contre les avis répétés - depuis 2001 - du Conseil d’orientation des retraites) ; de l’autre l’Entreprise exclut tout salarié n’entrant pas dans la tranche 25/45 ans (avec une préférence très marquée pour les «28/35»). Mes aïeux, quelle colère quand j’ai ouvert les yeux (bien trop tard, vers début 2004…) ! La fièvre n’est pas encore retombée, et je ne suis pas prêt de me calmer et surtout de me taire !
Actuchomage : Quelles sont les conséquences du chômage sur ta vie ?
Gérard PLUMIER : Au plan humain, j’ai beaucoup de chance, comparé à tant de compagnes et compagnons de misère : notre foyer reste debout. Psychologiquement, c’est souvent très dur : il y a le regard des autres (apprend-on vraiment à faire avec ?), mais il y a surtout la culpabilité quand on pense aux siens : pour le plus jeune de nos enfants, à 13 ans, les choses ne sont pas simples… Et puis il y a l’obsession du chômage, qui prend toute la place, bien plus encore que le travail. Au plan matériel, même si nous avons toujours eu la vie simple d’une famille nombreuse, il a fallu «réduire la toile» en grand. Nous vivons «petitement», avec cette autre chance : nous vivons à la campagne... A nous donc les joies du potager et de l’élevage, du bois de chauffage et du système D ; à quand le gazogène ? Nous ne sommes plus que trois à la maison, c’est donc a priori moins dur, mais nos quatre aînés ont quelquefois besoin de «coups de pouce» qu’il faut bien s’efforcer d’assumer.
Actuchomage : Comment t'est venue l'idée et/ou l'envie d'écrire ce livre, et qu'en espères-tu ?
Gérard PLUMIER : Début 2004, j’ai commencé à beaucoup échanger avec d’autres chômeurs «seniors» (1), ainsi qu’à rechercher toutes les informations pour comprendre (si c’est possible) ce qui nous arrive. Tout naturellement, j’en suis arrivé à faire ici et là quelques commentaires de textes. Avec un groupe d’amis rencontrés sur le net, nous avons créé en mars 2004 le Collectif «Seniors Action» ; je commençais à nourrir ma colère d’assez d’infos et de réflexions pour écrire (en 2 heures) le manifeste du Collectif.
En intervenant sur le forum d'AC!, j’ai rencontré Yves Barraud et Actuchomage, et une succession de billets divers s’en est suivi. Yves et toi m’avez alors demandé de concevoir le dossier «Le cas des "seniors"» d’Actuchomage. Lorsque Seniors Action et Actuchomage ont envisagé d’engager l’action en avançant à visages découverts dans une série de plaintes pour discrimination, j’ai pensé que notre mouvement aurait besoin d’un document suffisamment complet pour appuyer les échos médiatiques que nous allions provoquer. L’idée est donc née de compiler les différents articles que j’avais déjà écrits. Je tenais au moins le concept de l’abécédaire, mais en fait beaucoup trop peu de matière… Il m’a fallu 2 mois et demi pour compléter mes recherches et obtenir un résultat suffisant.
J’aurais pu continuer longtemps, mais il m’a paru que le temps pressait, par rapport à nos plaintes, aux négociations sur l’emploi des «seniors», aux évolutions (?) politiques et… à la complète incertitude quant à la possibilité d’être publié. J’espère maintenant qu’un maximum de lecteurs s’intéresseront à ce livre, mais surtout à son sujet, pour que nous puissions sortir - au moins - de l’indifférence.
Il y a 2 enjeux majeurs : il faut que le grand public prenne conscience de ce qui se joue pour notre génération et pour les suivantes ; il faut également que les «seniors» eux-mêmes se saisissent d’un maximum d’infos pour développer leur conscience et étayer leur argumentation.
Actuchomage : Crois-tu qu’une union des «seniors» soit possible ?
Gérard PLUMIER : Avant de nous demander si elle est possible, commençons par nous persuader qu’elle est in-dis-pen-sa-ble ! Oui, je veux croire qu’elle est possible, à conditions qu’elle se fasse en prenant les choses dans le bon ordre. Les différents mouvements de chômeurs «seniors» (et il n’en manque pas…) appellent régulièrement à l’Union (et encore, pas tous ; aïe, ça commence mal !) ; or les conditions ne sont pas remplies. L’entente entre les mouvements est délicate à obtenir, car les approches sont très différentes. Pour caricaturer, je dis souvent qu’il y a les «seniors fréquentables» (ceux qui par exemple tiennent leur conférence de presse au Sénat) et les «seniors rebelles» (qui par exemple portent plainte ou inondent les recruteurs - et les politiques - de rappels à l’ordre «musclés»). Je répète souvent que la stratégie du Glaive et du Bouclier produit toujours de formidables résultats. Encore faut-il accepter d’échanger…
Je crois en fait qu’en tout premier lieu, nous devons nous poser cyniquement la question de Staline : «Combien de divisions ?» Soyons réalistes : si les bataillons sont nombreux, aucun n’atteint la taille d’une petite compagnie ! C’est par conséquent au niveau de chaque «senior» que les choses doivent se jouer : prendre conscience, accepter (de reconnaître que ses propres démarches de recherche d’emploi n’auront que de très minces chances d’aboutir tant que les mentalités - entre autres - n’auront pas changé), s’informer, échanger et, enfin, rejoindre le mouvement dont on se sent le plus proche pour agir.
Vivant à la campagne, je sais combien il est difficile d’agir quand on ne dispose que de sa tête, ses mains et (éventuellement) un clavier. Si je vivais à Paris, j’aurais pu rejoindre physiquement d’autres chômeurs et mon action aurait été toute autre… Par contre, loin des grandes villes, j’ai cherché à militer à ma manière, en essayant d’aider à ces prises de conscience que je considère comme la clé de toute union.
Actuchomage : Pourquoi n'avoir pas consacré un chapitre au J comme "jeunisme" ?
Gérard PLUMIER : De nombreux passages concernent le jeunisme (j’ai même rapporté que certains parlent d’«eu-jeunisme» !). Si je n’ai pas souhaité en faire un «article» spécifique, c’est pour éviter - souci constant - de tomber dans les pièges de propos qui nous feraient passer pour des aigris, passéistes et revanchards. La discrimination fondée sur l’âge, c’est pas ici, c’est en face ! Pour faire valoir nos potentiels et nos droits, nous avons mieux à faire que de céder à la tentation de ces stupides concurrences inter-générationnelles !
Méfions-nous, d’ailleurs ; passé le mur d’indifférence qui nous entoure, nous n’avons pas que des amis ! J’ai préféré écrire «Trente Glorieuses» pour mettre les choses aux point quant au procès imbécile que nous font certains, par ailleurs nuls en arithmétique.
Actuchomage : Tu consacres un chapitre très convaincant au L comme libéralisme : est-ce que le chômage a modifié ta conscience politique ?
Gérard PLUMIER : J’aime bien cette idée de parler de «conscience politique» plutôt que d’«orientation politique». Ce sont bien la connaissance et l’analyse qui priment ; le reste n’est, à mon sens, qu’affaire de cohérence - et d’engagement. Ce que le chômage a changé dans mon approche, c’est son étendue - je m’informe considérablement plus - et (je l’espère) sa profondeur. C’est notre juste dédommagement, à nous autres chômeurs : plus on voudrait nous maintenir «dans le trou», plus on creuse, on gratte, on trie le frais et le sale, les diamants et les immondices. Il y a là, de mon point de vue, un aspect éminemment formateur sur lequel les recruteurs devraient méditer : dans la durée, beaucoup de chômeurs développent des capacités d’analyse remarquables. Il suffit de visiter les forums d’Actuchomage…
Actuchomage : Où en est le débat actuellement autour de la contribution Delalande ?
Gérard PLUMIER : Pas bien loin du point où je l’ai laissé après les dernières retouches au manuscrit, fin juin. J’aurais préféré me tromper, mais hélas les doutes que j’exprimais semblent se justifier. Dominique de Villepin a parlé de supprimer la contribution Delalande lors son discours de politique générale, le 8 juin ; j’ai toutefois relevé que, dès le 14 juin, il ignorait déjà totalement les «seniors», dans son intervention lors de la Journée nationale de la CGPME. Depuis, la contribution Delalande n’a été l’objet d’aucune des ordonnances prises pendant l’été ; c’est un député (Alain Gest, UMP), qui a déposé le 21 juin une «proposition de loi visant à supprimer la contribution due par les entreprises en cas de licenciement d'un salarié âgé de plus de cinquante ans» (ce texte a été «renvoyé à la commission des affaires culturelles, familiales et sociales, à défaut de constitution d'une commission spéciale»).
L’avenir ne me semble pas brillant : selon l’Unédic, la suppression de la contribution Delalande priverait l'assurance chômage de 540 millions d'euros. C’est d’ailleurs à ce chiffre qu’on reconnaît qu’elle est loin d’être aussi dissuasive qu’on veut bien le dire ! Pour finir, je tiens à rappeler - puisque visiblement nos détracteurs persistent dans la désinformation - qu’une entreprise ne doit aucune pénalité lorsqu’elle licencie un salarié de plus de 50 ans, dès lors qu’il avait au moins 45 ans à la date de son embauche (voilà plus de 2 ans que la loi a été modifiée dans ce sens !). Cette sal....e de contribution Delalande ne peut donc plus être un obstacle au recrutement d’un salarié de 45 ans et plus. Allez comprendre…
(1) Gérard termine le préambule de son livre par cet avertissement : «Est-il nécessaire de préciser que c’est à leur corps défendant que les "seniors" se sont vus imposer cette désignation… ambiguë (cf page 181) ? En signe de refus de ce vocable (trop souvent vécu comme une sentence), le mot "senior" est ici mis systématiquement entre guillemets. Si le lecteur est irrité par cette lourdeur, qu’il lui suffise de songer à ce que ressent un individu qui subit quotidiennement les conséquences de cet étiquetage…
Propos recueillis par Sophie HANCART
© Actuchomage – Septembre 2005