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Dette : les qualités du défaut

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Et si on ne payait plus ? Après tout, quand on voit la montagne de dettes qui pèse sur les budgets des Etats, on se dit qu’on pourrait bien en couper une partie...

Cette hypothèse, soutenue récemment par Emmanuel Todd sur le plateau de “Ce soir ou jamais”, a été démontée par Jean-Michel Six de Standard & Poor’s :



(...) N'empêche : un défaut est-il envisageable ? Peut-on, doit-on, faut-il réduire la dette de nos pays ?

Avant tout, revenons aux fondamentaux. Faire défaut signifie "ne pas payer ses dettes". C’est simple : on dit bonjour madame la banquière, bonjour monsieur l’investisseur, je ne peux plus rembourser l’argent que vous m’avez prêté alors qu’est-ce qu’on fait ? Après de gros sermons, madame la banquière et monsieur l’investisseur, friands de dictons populaires, se disent qu’un tien vaut mieux que deux tu l’auras et proposent d’annuler une partie de la dette afin de récupérer ce qu’il vous reste de biens.

Le cas d’un Etat est à peu près semblable : quand un pays veut emprunter de l’argent, il émet des titres qu’on appelle aussi bons du Trésor ou obligations assimilables du Trésor (OAT) ou obligations d’Etat : tous ces termes sont synonymes. Le pays vend ces titres, il contracte donc une dette, et en échange il rémunère ses créanciers selon un taux d’intérêt défini. Résumons : quand un pays a besoin de pépettes, il émet des titres et les vend.

En ce moment, les titres ne se vendent pas très bien. Les titres grecs, par exemple, ne trouvaient plus preneurs, ou alors à des taux d’intérêt tellement élevés qu’on savait bien que le pays ne pourrait rembourser. Après de très gros sermons, les banques et les partenaires européens ont décidé, à l’issue de l’avant-dernier sommet-de-la-dernière-chance-pour-la zone-euro, que la Grèce ferait partiellement défaut. D’accord, on n’a pas vraiment parlé de défaut, on a préféré le terme de "décote" mais personne n’était dupe, surtout pas les agences de notation à qui on ne la fait pas.

La coupe de cheveux

A-t-on ouvert là une boîte de Pandore «très dangereuse», comme s’en inquiète le patron de la Deutsche Bank dans le Financial Times, inquiétude soulignée en novembre par Robert Jules, journaliste de La Tribune ? Il estime que le défaut n’est plus un tabou : «La décote sur la dette grecque est de nature à remettre en cause le principe qui semblait gravé dans le marbre, ou au moins dans la tête des responsables européens, de la sécurité absolue des obligations souveraines de la zone euro. Qu'est-ce qui empêche que le "hair cut" de 50% proposé sur la dette grecque ne se reproduise demain pour le Portugal ou l'Italie ?»

Oui, vous avez bien lu "hair cut", la coupe de cheveux en anglais. C’est le terme qu’utilisent les anglo-saxons pour dire défaut ou décote. Ils ont le sens de l’image, n’est-ce pas ? Je pourrais d’ailleurs continuer la chronique en filant la métaphore : la zone euro doit-elle prendre rendez-vous chez le coiffeur ? On fait quoi : les pointes ? Une couleur ? Une mise en pli ? Faut-il attendre demain qu’on rase gratis ? Mais c’est un peu fastoche, alors reprenons.

Tabou ou pas tabou ? Pour Sarkozy ça ne fait pas un pli : «Il doit être absolument clair que ce qui a été fait pour la Grèce, dans un contexte très particulier, ne se reproduira plus, qu'aucun Etat de la zone euro désormais ne sera mis en défaut», a-t-il affirmé à Toulon le 1er décembre. Fillon en a remis une louche mercredi à Marseille : «Il n'y aurait plus jamais de défaut partiel d'un pays de la zone euro». On attend avec impatience Baroin à Lille, Pécresse à Nantes et Lefebvre à Limoges.

Qui casquera pour la dette ?

Selon le président, le défaut ne se produira plus jamais. Raison de plus pour s’y intéresser. Mais d’abord, première question : si on ne rembourse pas toutes nos dettes, qui trinque ? Sont-ce les pays émergents et les petits épargnants, comme le suggère Six face à Todd ? Liliane Bettencourt, comme l’a souligné Olivier Berruyer, actuaire et blogueur de la crise, sur notre plateau éco du mois ? D’ailleurs, qui détient la dette française ?

Eh bien figurez-vous qu’on ne sait pas. C’est Rimbus qui nous l’apprend sur notre forum consacré à l’échange Six/Todd : "La dette est secrète, protégée par la loi". L’asinaute-blogueur nous invite à lire la réponse du gouvernement à la question "Qui sont les créanciers de la France, pour quels montants et à quels taux ?" : «Les textes actuellement en vigueur […] n'autorisent les conservateurs d'instruments financiers (Euroclear France pour les titres d'État français) à communiquer aux émetteurs la liste de leurs détenteurs finaux qu'aux seuls émetteurs d'actions, de bons de souscription d'actions ou d'instruments de taux donnant immédiatement ou à terme accès au capital. Par conséquent, l'agence France Trésor (AFT) ne peut pas identifier précisément les détenteurs des obligations assimilables du Trésor (OAT), des bons du Trésor à intérêts annuels (BTAN) et des bons du trésor à taux fixe (BTF)».

Incroyable nouvelle, non ? On ne sait pas qui possède la dette française. Samuel Laurent, journaliste du Monde.fr, était parvenu à cette conclusion dans un long papier publié cet été et passé injustement inaperçu.

Mais alors, faut-il conclure comme Rimbus que Jean-Michel Six nous enfume quand il évoque les pays émergents et les petits épargnants ? Dans son élan, le blogueur exhume également une assertion de Patrick Artus, directeur de la Recherche et des Études de Natixis, lequel affirmait au Monde : «Les trois plus gros détenteurs de la dette française sont le Luxembourg, les îles Caïmans et le Royaume-Uni». D’où sort-il l’information ? Comment peut-il le savoir puisque les créanciers de la France sont protégés sous le sceau du secret ? A cette heure, Artus ne m’a pas encore répondu...

Autre mystère : dans son papier de l’été, Samuel Laurent nous apprend que la dette française est détenue à plus de 65% par des "non-résidents" français, un chiffre en baisse : «Jusque fin 2010, il se situait plutôt autour de 70%. Mais un chiffre qui n'a eu de cesse de grimper ces dernières années : en 1993, seuls 32% de la dette française était détenus par des non-résidents». Là encore, comment le sait-on ? C’est simple, me répond Olivier Berruyer que j’appelle à la rescousse : «On sait à qui on paie les intérêts. Et les intérêts partent pour un tiers à l’étranger et un tiers dans la zone euro». En effet, on retrouve l'information sur le site de l’agence France trésor, chargée de la gestion de la dette et de la trésorerie de l’Etat. Berruyer est stupéfait : «On doit déclarer à l’Etat les actions qu’on possède mais les obligations de ce même Etat, non. Va comprendre !»

Leçon de dette

Tant que je tiens Berruyer au téléphone, j’en profite pour lui poser la question : comment sait-il que 70% de la dette publique est détenue par 10% de la population, comme il l'affirme dans notre émission ?

Explications : «Sur les 13.000 milliards d'euros de patrimoine français, 10.000 milliards sont détenus par les ménages, le reste par les entreprises. Sur ces 10.000 milliards détenus par les ménages, 4.000 sont du patrimoine financier, le reste immobilier». Notons au passage qu’il y a dix ans seulement, le patrimoine des ménages était de 5.000 milliards : le doublement est dû à la hausse considérable de l’immobilier.

Continuons : «La moitié de ces 10.000 milliards est possédée par 10% des ménages les plus riches. Mais si le patrimoine immobilier est plutôt bien réparti dans la population, on estime que 80% du patrimoine financier total est encore détenu par les 10% les plus riches». Et les assurances-vie représentent une bonne partie de ce patrimoine financier. Comme elles se sont relativement démocratisées et que certains ménages plus modestes peuvent aussi en détenir, Berruyer estime qu'au total, «70% de l’assurance-vie est détenu par les 10% des ménages les plus riches». Et comme les obligations représentent une grosse partie des placements regroupés dans les assurance-vie (sinon, elles sont détenues par des banques et des hedge funds, eux-mêmes détenus principalement par les plus riches), il arrive à cette «équation certes approximative mais probablement proche de la réalité : 70% de la dette est détenue par 10% des ménages les plus riches». Et de conclure, taquin : «Eh oui Anne-Sophie, ce sont les riches qui possèdent l’argent !»

Avec une équation pareille — 70% de la dette est détenue par 10% des ménages les plus riches — ça ne fait aucun doute pour Berruyer : si la France fait défaut, ce sont les ménages les plus riches qui trinqueront.

Il insiste : «Je ne prône pas le défaut, j’explique juste que c’est la moins pire des solutions». Cela dit, il ne se fait guère d’illusion, on n’aura pas tellement le choix. Une fois encore, regardons les chiffres : cette année, la France engrange 200 milliards de recettes quand elle en dépense 300 milliards, dont 60 milliards pour les seuls intérêts de la dette. Pour équilibrer le budget, il faudrait faire 40% de dépenses en moins soit l’équivalent du budget de l’éducation nationale, de la défense et de l’intérieur réunis. Une paille. S’ajoutent à cela les flux financiers liés à la dette : en 2012, 100 milliards de dettes arrivent à échéance et, pour faire rouler la dette à court terme, il nous faudra trouver 200 milliards d’euros. Corrigeons le tableau : 200 milliards de recettes d’un côté et 600 milliards de dépenses de l’autre. Soit un trou de 400 milliards (3 fois nos recettes, 8 fois l’impôt sur le revenu). Là encore, que fait-on ?

«Tant qu’il y a des couillons qui prêtent, tout va bien, on continue. Mais ou la dette monte à + l’infini, ou elle s’arrête. Je pense qu’elle devra s’arrêter. Un jour, les taux deviendront trop tendus et l’agence France trésor ne pourra plus trouver l’argent sur les marchés. Et là, faudra bien trouver rapidement une solution. Il y en a trois possibles : ou le gouvernement décide de ne plus rien payer, ni les fonctionnaires ni les ministères, rien, et c’est le chaos. Ou on fait défaut de 70% de la dette, et ce sont les 10% les plus riches qui paieront, les petits épargnants ne risquant rien. Ou bien on décide de prélever un impôt exceptionnel sur les gros patrimoines, sachant que la dette, c’est l’impôt d’hier qui n’a pas été payé. Ce troisième choix revient au deuxième, à savoir un défaut payé par les plus riches.»

Les qualités du défaut

Radical non ? Et si, comme le suggérait un abonné dans le forum, la position de Berruyer s’expliquait par son âge ? Peut-on penser que les jeunes préfèrent une solution "défaut" moins coûteuse pour eux et que les plus vieux, les plus riches, préfèrent une solution monétisation de la dette quitte à provoquer de l’inflation ? J’ai posé la question à Louis Chauvel, sociologue des jeunes, en exil pour un an à New York. Il me répond ceci : «Si vous avez 20/25 ans au moment du "hair cut", un bon nettoyage des problèmes par une massive dévaluation qui se restabilise dans les cinq ans, c'est tout bon : on ruine les anciens, qui vendent à perte, on bénéficie des remous de la stabilisation, et on épargne ensuite. Faire la même chose, mais en 2025, c'est déjà beaucoup moins intéressant pour cette même génération-là... Pour le coup, ce qui est vraiment générationnel, ce sont les 25 dernières années de politique économique où la priorité a été donnée à la santé, aux retraites, au quatrième âge, le tout par des députés sexagénaires qui nous ont concocté cette cocotte minute économique qui a assuré l'explosion de la valeur de leurs biens immobiliers (les sexagénaires, rappelons-le, sont à 70% propriétaires sans remboursement). Le problème est que, comme disait l'autre, quand le Titanic coule, la 1ère classe y passe aussi, mais ils auront peut-être les chaloupes.»

C’est en découvrant une autre voix plus âgée que j’ai quitté la piste générationnelle. Cette voix, c’est celle d’Henri Regnault, économiste et prof à l’Université de Pau qui suit la crise depuis septembre 2007 et rédige, à ses heures perdues, des notes claires et concises. La dernière, intitulée Bien le bonjour d’Archimède, explique que le défaut raisonné est une hypothèse loin d’être idiote, et surtout, chose nouvelle, qu'elle peut se décider unilatéralement par les Etats (une sorte de bras d'honneur fait aux banques) : «A quelles conditions un Etat peut-il se passer de ses créanciers, s’il accepte l’idée de ne pas les rembourser ni leur payer d’intérêts sur les sommes empruntées ? Réponse : dès lors que ses recettes couvrent ses dépenses… hors remboursement de la dette et paiement des intérêts, donc à condition que le solde primaire des finances publiques soit nul ou positif, c'est-à-dire à partir du moment où il n’aurait besoin d’emprunter que pour honorer le service de sa dette». (...)

Retour chez le coiffeur

Solution la moins pire ? Solution miracle ? Solution tout court ? Difficile d’en juger. L'économiste Jacques Sapir me dit, avec ce pessimisme qu’on lui connaît bien : «La monétisation est en l'état la meilleure solution, mais elle est impossible du fait du refus allemand. Donc, on va dans un premier temps à la dépression (par addition de plans d'austérité), et dans un deuxième temps au défaut. Il faut savoir aussi qu’un défaut (ou une forte restructuration) nous coupe des marchés financiers pour 4 à 8 ans».

L'argument de ne pas pouvoir se financer sur les marchés était également utilisé par Jean-Michel Six quand il brossait un tableau sombre du défaut de l’Argentine (en 2001) : «-25% en deux ans du Produit intérieur brut, un relèvement phénoménal de la pauvreté et pendant quinze ans, les Argentins n'ont pas pu se refinancer sur les marchés, ils ont été isolés». Pourtant, l’Argentine est souvent montrée en exemple — salutaire — dans nos journaux, même si là encore il est difficile de démêler le faux du vrai. Aussi, dans cette masse de cheveux emmêlés digne des plus jolies coupes rasta, je vous invite à passer le sujet au peigne fin.

(Source : Arrêt sur Images)

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Mis à jour ( Lundi, 07 Mai 2012 15:12 )  

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