Ils sont diplômés et encore jeunes. Pressés comme des citrons puis jetés comme des kleenex, le monde du travail, ils en sont revenus. En choisissant de se mettre en retrait et de l'assumer au prix de nombreux sacrifices, ces réfractaires bravent une norme sociale fondamentale.
=> Lire leurs témoignages dans Les Inrocks
(A l'origine de cet article visiblement un peu trop subversif pour certains lecteurs des Inrocks, la sortie du premier roman de Romain Monnery, «Libre, seul et assoupi» au Diable Vauvert, que Le Monde a visiblement apprécié.)
Lucidité et courage
Dès le premier commentaire où on les qualifie de "belle brochette de chialeuses", on s'aperçoit que la méprise règne. Une fois de plus, le citoyen lambda parfaitement formaté a tendance à confondre le vrai courage, celui qui consiste à refuser l'injustice et l'oppression, et le prétendu courage de l'esclave qui supporte les coups puis retourne se faire exploiter. En effet, on nous enseigne dès l'enfance et de manière simpliste qu'une personne est courageuse quand son quantum doloris est remarquablement élevé. Or, rien n'est plus faux. L'endurance au mal, proche du masochisme, n'est pas synonyme de courage mais de… "bravitude". Le vrai courage, c'est combattre le mal en refusant de le subir et de s'y soumettre, ouvertement ou par mille voies détournées.
Le monde du travail tel qu'il est devenu est le palais de la soumission et de la violence : voyez comment, à France Télécom, on atteint des sommets (c'est, à nouveau, un témoignage édifiant publié par Les Inrocks, magazine qu'on va bientôt prendre pour un repaire de gauchistes !). L'entreprise est une zone de non-droit où la démocratie n'existe pas. Dans nos sociétés productivistes où l'humain n'a plus sa place et la peur est l'instrument suprême de la domination, l'emploi a tué le travail : le philosophe André Gorz l'a exprimé très clairement et de nombreux intellectuels (notamment Bernard Friot) reprennent aujourd'hui ce constat.
Ces réfractaires l'ont bien compris. Ils ont réalisé qu'on leur mentait sur toute la ligne : l'épanouissement dans le travail n'est qu'un artifice visant à escamoter la prégnance de la subordination; l'entreprise exige de vous loyauté et fidélité, mais vous jette à la première occasion; la "valeur travail" n'existe pas (le travail est en réalité un coût qu'il faut absolument réduire, non une valeur…); la fonction des entreprises n'est pas de créer des emplois mais de gagner de l'argent, peu importe les moyens mis en œuvre. Ils ont donc, à leur modeste échelle, choisi d'entrer tranquillement en résistance en se soustrayant à cette vaste mascarade.
De la résistance
Petite leçon d'histoire : affublés d'un triangle noir, les "réfractaires au travail" ont été massivement déportés et assassinés à partir de 1938. "Anti-conformistes", "marginaux" ou "inadaptés", ils étaient, eux aussi, considérés comme des ennemis de la société, une lie qu'il fallait éliminer. A l'origine du phénomène, la crise de 1929 qui, partout dans le monde et notamment en Europe, plongea des centaines de millions de victimes dans la déroute financière, morale et intellectuelle. Certains, particulièrement brisés, sombrèrent dans l'errance et l'alcoolisme; d'autres, lucides, refusèrent le système et entrèrent dans la lutte clandestine, tandis que la masse moutonnière adoptait les idéologies fascistes ou s'en accommodait.
Aujourd'hui, la chasse aux pauvres continue de sévir — à Roissy, on veut se débarrasser des SDF tandis qu'en Grande-Bretagne, plus qu'ailleurs, on stigmatise les chômeurs — avec l'approbation moralisatrice d'une majorité de la population qui pratique le déni de réalité (ça n'arrive qu'aux autres, s'ils en sont là c'est de leur faute…) et s'imagine que le courage, c'est s'adapter à tout et, surtout, à n'importe quoi.
Revenons à nos réfractaires interrogés par Les Inrocks. Ils sont entrés en résistance même si elle semble, à tort, inopérante car silencieuse. Comme l'explique le philosophe Guillaume Paoli, l'inertie est une force (l'âne qui refuse d'avancer réduit son propriétaire à l'impuissance) et la résistance passive est tout aussi redoutable : à terme, cet invisible travail de sape affaiblit l'envahisseur. Et cet envahisseur, c'est l'économie de marché qui nous a tous colonisés.
C'est au quotidien que ces déserteurs de la guerre économique, tels des pionniers de la décroissance, élaborent des stratégies de survie afin de résister à un système qui les répugne. Aux sirènes du découvert et du crédit ils renoncent : par la gestion serrée et raisonnée de leur budget, ils privent les banques de ressources lucratives. Aux sacrifices imposés par le dogme du travail et du consumérisme, ils décident des leurs, moins déshonorants : tels des chrétiens qui s'ignorent, ils s'engagent dans la pauvreté et la chasteté, et obéissent à leur conscience. Au lieu d'afficher la fausse fierté de ceux qui triment pour ne pas être des "assistés" alors que les rentiers, eux, ne conçoivent aucun déshonneur à vivre et s'enrichir sans rien faire, ils inversent les rôles, troublant nos schémas de représentation sociale. Pour continuer à mener leur action discrète et se préserver, quand ils ne peuvent faire l'âne, ils font le roseau qui plie sans ployer. Ils sont les passagers clandestins du Titanic et, même s'ils couleront avec les autres, en attendant l'heure fatale, ils ont entrepris un travail fondamental sur eux-mêmes et le sens de la vie. Loin d'être des parasites inutiles, ces marginaux volontaires nous invitent à réfléchir sur le monde dans lequel, au lieu d'évoluer, nous régressons.
SH