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Épargne et RSA ne font pas bon ménage

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Mediapart (1) a mené l'enquête sur les pratiques contestables et parfois illégales des CAF. Plusieurs amis d'Actuchomage témoignent.

altCertaines caisses d’allocations familiales ponctionnent illégalement le RSA des allocataires qui disposent d'une épargne. Certains d'entre eux commencent à attaquer en justice les départements pour ne pas voir leur RSA amputé de dizaines d’euros chaque mois.

«On parle toujours de minima sociaux, mais moi je vois ça plutôt comme un maximal social, impossible à atteindre…» Pierre (prénom d'emprunt), allocataire du RSA en Bretagne depuis un an, ne compte pas lâcher le morceau.

Depuis des mois, sa caisse d’allocations familiales (CAF) ampute son allocation de dizaines d’euros, sous prétexte qu’il possède 28.000 euros d’épargne, répartis sur trois livrets en banque. «J’ai des problèmes de santé, je ne sais pas quand je vais reprendre le travail, j’espère demain mais ce sera peut-être dans dix ans. Cet argent, je ne veux pas l’utiliser maintenant, c’est mon matelas en cas de coup dur. Or à cause de ça, j’ai touché un demi-RSA pendant des mois !»

Le principe est relativement simple. Peu de gens le savent mais le RSA est loin d'être inconditionnel. Les caisses d’allocations familiales prennent en compte pour le calcul d’un RSA l’ensemble des revenus disponibles, le patrimoine immobilier comme les économies épargnées et placées. L’accroissement des contrôles menés ces dernières années auprès des allocataires a renforcé cette pratique. Une fois renseignées, les CAF appliquent à cette épargne une taxe forfaitaire de 3% qu’elles déduisent ensuite de l’allocation versée.

Or les textes précisent également que, pour ceux qui possèdent des livrets rémunérés (comme le livret A), la taxation ne doit pas être forfaitaire, mais égale au montant des intérêts, soit à 0,75 % pour le livret A, par exemple. Appliquée à l’aveugle, cette confusion réglementaire entre épargne rémunérée et non rémunérée a des conséquences dramatiques : «J’ai touché concrètement 322 euros au lieu de 520 pendant trois mois», explique Pierre, qui a signalé l’anomalie à sa CAF. Sans réponse à son recours, toujours amputé chaque mois de 60 à 70 euros, il attaque son département devant le tribunal administratif.

Avant lui, Romain a ouvert la voie (2). Ce jeune homme, après de nombreux recours amiables auprès de plusieurs CAF, a fini par traîner, en octobre 2016, le conseil départemental du Val-d’Oise devant le tribunal. Il a emporté la mise, le juge administratif estimant que son épargne, placée sur un livret A, ne pouvait pas être taxée à 3%. Ayant changé plusieurs fois de département, le problème s’est promené de CAF en CAF et la mise en œuvre du jugement, à savoir le remboursement des prélèvements indus, est erratique. Paris et l’Aude l'ont remboursé, mais le Val-d’Oise traîne des pieds : «J’ai envoyé plusieurs rappels et depuis mi-décembre ils ne me répondent plus. Mon RSA de décembre, versé le 5 janvier, est toujours amputé illégalement de 100 euros», explique Romain. Le conseil départemental ne s’est pas non plus acquitté des 10 euros symboliques que le tribunal l'a condamné à payer à l’allocataire.

Membre d’une toute petite association, Redoute citoyenne, Romain a déjà déposé l’an dernier un référé devant l’État pour dénoncer, au-delà de son cas personnel, cette pratique. Refusé pour vice de forme. L’association a une deuxième fois alerté le ministère des affaires sociales, la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) et le cabinet du Premier ministre, se laissant la possibilité de porter à nouveau plainte contre l’État auprès du tribunal administratif de Paris.

L’association s’appuie notamment, pour étayer sa demande, sur une réponse du ministère des affaires sociales, faite en avril 2016 à une question de la députée socialiste Geneviève Fioraso. «Les capitaux placés non productifs de revenu doivent être considérés comme produisant fictivement un revenu annuel égal à 3 % de leur montant», rappelle le ministère. Sont notamment visés les contrats d’assurance vie qui ne procurent, en principe, de revenus qu’à échéance. «En revanche, les sommes placées sur les livrets A, qui procurent annuellement des capitaux, n’entrent pas dans le champ de cette évaluation “fictive” : seuls les intérêts annuellement perçus sont retenus dans le calcul.»

Avant cette déclaration officielle, et surtout après, les déductions illégales se sont néanmoins poursuivies et se poursuivent dans plusieurs CAF de France, ponctionnant une flopée d’allocataires. Interrogée à ce sujet, la Caisse nationale des allocations familiales n’a pas répondu à nos questions. «Un conseil départemental est condamné, il ne respecte pas le droit, mais il n’y a pas de sanction, c’est scandaleux, s’insurge l’économiste Antoine Math, spécialiste de la protection sociale. Par ailleurs, la décision de justice vaut pour une seule personne, or combien de personnes feront des recours ?»

Des abus légaux et illégaux

Les procédures judiciaires évoquées plus haut sont effectivement rarissimes. Le procédé, «grossièrement illégal» selon Romain, est pourtant dénoncé inlassablement depuis des années par les forums d’allocataires sur Internet ou par des associations. Sur le site Actuchômage, Gilles, qui se décrit comme un ancien «travailleur au revenu modeste», devenu à 57 ans un «chômeur enraciné sous le seuil de pauvreté», réagit en février 2015 à une déclaration d’Emmanuel Macron (le ministre avait dit : «Si j’étais chômeur, je n’attendrais pas tout de l’autre, j’essaierais de me battre d’abord»). Gilles, en réponse à Macron, détaillait alors : «Comme j’ai mis de côté 30.000 euros (en 33 ans de boulot) dans lesquels je pioche pour me tenir à flot, la CAF défalque de mon RSA annuel 3 % de ce montant (c’est la règle), c’est-à-dire 900 euros par an ou encore 75 euros par mois, sous prétexte que je touche des intérêts de mes “juteux placements”. En réalité, Monsieur Macron, mes 30.000 euros ne m’en rapportent pas la moitié. Mon RSA est donc amputé injustement de 500 euros par an que je n’ai jamais perçus.»

Pour un bénévole de la coordination des intermittents et précaires (CIP) d’Île-de-France, «ce sont des choses que l’on voit, des pratiques un peu systématiques». Antoine Math, qui contribue à alimenter le Gisti en informations sur la protection sociale des étrangers et des personnes en situation de précarité, confirme que «cette histoire d’épargne remonte régulièrement du terrain, via les listes d’échanges sur les droits sociaux». Mais, «faute d’informations claires sur cette question et pour s’éviter des imbroglios administratifs et autres contrôles de leurs ressources, les “RSAstes” renâclent à contester cette taxation», explique également Yves Barraud, le responsable du site Actuchômage. En guise d’illustration, il rappelle l’affaire des «Recalculés de l’Unédic», qui a concerné environ 800.000 chômeurs en 2004 et 2005. «Seule une petite quarantaine, à Paris et Marseille, ont engagé des actions qui, au terme d’une bataille juridique qui est remontée jusqu’au Conseil d'État, se sont soldées par la réintégration dans leurs droits des 800 000 concernés.» Soit 2 milliards d'euros débloqués par l'État.

Si certains allocataires se taisent, faute d’informations ou de moyens, d’autres laissent tomber, par culpabilité. Valérie (prénom d'emprunt), concernée par une taxation indue de son épargne, n’a pas réclamé son dû auprès de sa caisse d’allocations familiales. «La CAF a tous les droits et peut faire n’importe quoi, sans se justifier. Mais est-ce que quelqu’un qui, comme moi, a des sous de côté, il faut lui donner le RSA ? Ça me pose aussi des questions, cette histoire…» Quinquagénaire, Valérie a cependant toutes les peines du monde à trouver du travail dans son domaine, l’audiovisuel. Elle touche environ 400 euros par mois au titre du RSA. Pour compléter, elle grignote peu à peu son épargne.

«Le RSA est perçu par des individus ou des familles plongés dans la plus grande précarité et leur garantit un revenu minimum, rappelait le député Alain Tourret, membre du Parti radical de gauche, en 2014. Pourtant, la prise en compte de leur épargne dans le calcul du montant de RSA susceptible de leur être alloué semble aller en contradiction avec les principes qui le définissent. En effet, un individu qui a, alors qu’il travaillait, placé en épargne une partie de ses salaires, par exemple via un livret A, sera pénalisé s’il est amené à prétendre au RSA.» Même inquiétude chez son collègue socialiste, Michel Issindou, un an plus tard, toujours à l’Assemblée. «Le mode de calcul s’avère particulièrement pénalisant pour les nombreux allocataires placés dans cette situation et dont l’épargne disponible, bien souvent modeste, intègre de surcroît dès le premier euro l’assiette du taux de 3% précité.»

La règle des 3% appliquée à tout type d’épargne est loin d’être le seul problème auquel sont confrontés les allocataires du RSA. Les CAF ignorent également la règle qui permet de conserver son allocation pendant un trimestre, même en cas de reprise d’activité, pourtant pensée pour favoriser le retour sur le marché de l'emploi. Là encore, la théorie semble frappée au coin du bon sens. Lorsque l’on navigue entre des périodes d’emploi et de non-emploi, les rentrées d’argent et les dépenses ne coïncident pas forcément. De même, savoir qu’on ne perd pas son allocation à la minute où l’on signe un contrat peut inciter à reprendre le travail, même pour quelques semaines. De fait, le RSA prévoit deux dispositifs, le cumul intégral et la neutralisation (expliqués ici sur le site même de la CNAF), qui permettent aux allocataires de conserver leur allocation complète, même s'ils ont travaillé, pendant trois mois. Incités à déclarer leur retour à l’emploi par les CAF, nombre d’entre eux voient cependant leur RSA supprimé ou fortement diminué dès la première fiche de paye.

«La CAF nous demande de déclarer le moindre changement de revenu, mais dès qu’on travaille, ils paniquent, raconte Théo, qui vit à Toulouse. Que je travaille 4 heures ou dix jours le trimestre précédent, mon RSA s’arrête.» Théo assure qu’il arrive à avoir presque toujours gain de cause, en déposant quasi systématiquement des recours. «Je vais à la CAF avec une copie de l’article du code de l’action sociale et des familles en main, mais encore faut-il être au courant !» «C’est tellement le cirque, un casse-tête sans nom, confirme Antoine Math, qui suit plusieurs dossiers de personnes au RSA. Je mets au défi quelqu’un de comprendre les modes de calcul. Les règles sont édictées par des économistes en chambre, elles sont incompréhensibles en droit dans le monde réel.»

Karim Mebarkia, membre de la CIP, interrogé sur la persistance de ces abus, est presque mal à l’aise pour répondre. «On parle d’affaires qui concernent des personnes qui ont la chance d’avoir une épargne ou qui ont trouvé un petit boulot. Les autres allocataires sont invisibilisés, sans aucun moyen de se défendre contre des règles, parfois légales, mais qui n’en sont pas moins violentes socialement.» Il cite l’exemple de cette mère de famille qui s’est suicidée en juillet 2016 après la perte (légale) d’une allocation pour sa fille souffrant de trisomie.

Mathilde Goanec pour Mediapart

(1) Nous nous excusons auprès de Mediapart pour la diffusion gratuite de cet article (payant). Des personnes de notre entourage associatif ayant largement contribué à son contenu, nous estimons pouvoir le relayer ici plus d'une semaine après sa parution. Si cela pose un problème, merci de nous joindre à : Cette adresse email est protégée contre les robots des spammeurs, vous devez activer Javascript pour la voir.

(2) Romain intervient sur les forums d'Actuchomage sous le pseudo Roroc.


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