Le 1er décembre 1988, la première mesure sociale du second septennat de François Mitterrand fut le vote de la loi sur le RMI. Vingt plus tard exactement, Nicolas Sarkozy propose l’instauration d’une contribution de 1,1% sur les revenus de placement et de patrimoine pour financer la mesure phare de la politique sociale du gouvernement : le RSA.
Si le RMI avait été salué comme une grande avancée sociale et voté à la quasi-unanimité à l’Assemblée Nationale, le RSA apparaît comme nettement moins consensuel. A droite, des voix se sont élevées pour protester contre l’instauration de cette nouvelle taxe sociale. A gauche, des interrogations subsistent sur le bien fondé d’une mesure dont les effets sur la reprise d’emploi ne sont pas démontrés, et qui risque de modifier en profondeur le fonctionnement du marché du travail en institutionnalisant ce que l’on peut déjà appeler le RPA, le «régime de précarité assistée».
Travailleur précaire assisté. Depuis l’annonce de la généralisation du RSA à partir du 1er juin 2009, le débat se focalise sur son mode de financement. Même si cette mesure ne concerne pas les grandes fortunes protégées par le bouclier fiscal, il faut reconnaître que le financement de l’aide aux pauvres par le capital est une décision courageuse qui va dans le sens de la solidarité. Néanmoins, la signification politique de ce mode de financement ne doit pas faire oublier la signification sociale de la mise en place du RSA. En effet, cette mesure constitue une transformation profonde du droit social français. Il était certes jusqu’ici possible de travailler et d’être aidé par les services sociaux en raison de la faiblesse du salaire obtenu (de plus en plus de travailleurs pauvres étaient recensés parmi les bénéficiaires de l’aide sociale), mais avec le RSA, on entre dans un régime différent : il sera désormais possible de cumuler de façon régulière et indéterminée un revenu d’assistance et un revenu du travail faiblement rémunéré. Entre le salarié et le bénéficiaire de l’aide sociale, il existera un statut social intermédiaire : celui de travailleur précaire assisté.
Si l’on peut espérer que, pour certains, ce statut ne sera qu’un pis-aller temporaire avant d’accéder à un emploi stable non assisté, on peut déjà craindre que le RSA participe à un mode généralisé de mise au travail des plus pauvres dans les segments les plus dégradés du marché de l’emploi. Autrement dit, ce qu’il faut redouter, c’est l’institutionnalisation par les pouvoirs publics d’un sous-salariat déguisé. Après avoir résisté en France à l’instauration d’un «Smic jeune» ou du CPE en soulignant la menace de marginalisation durable d’une frange des salariés, on risque avec le RSA de réintroduire une formule d’infériorisation volontaire d’une partie de la main d’œuvre.
Banalisation du sous-emploi. Cette mesure apparaît plus légitime car elle concerne des pauvres dont on pense qu’ils ont intérêt à se satisfaire de ce nouveau statut, mais n’est-ce pas une façon de les obliger à entrer non pas dans le salariat, mais dans ce que l’on appelle aujourd’hui de plus en plus le «précariat» ? On officialise ainsi l’abandon de la notion de plein emploi, remplacée de façon manifeste par celle de «pleine activité». Les pauvres n’auront pas par le RSA un emploi au sens que l’on a donné à cette notion dans les luttes sociales en faveur de la garantie d’une carrière et d’une protection sociale généralisée. Ils ne seront que des «salariés de seconde zone».
N’est-ce pas là un renoncement à la doctrine du solidarisme qui, dès la fin du XIXème, proclamait que la justice sociale ne peut exister entre les hommes que s’ils deviennent des associés solidaires en neutralisant ensemble les risques auxquels ils sont confrontés ? Les salariés seront désormais divisés : à côté des salariés protégés par leur régime de cotisations sociales se trouveront en nombre croissant des salariés assistés par la solidarité nationale. A défaut de maintenir un régime salarial universel, on dualise ainsi le marché de l’emploi. Il est probable par ailleurs que cette dualisation introduise peu à peu une banalisation des emplois dégradants et peu qualifiés, d’autant qu’il apparaîtra moins légitime dans certains secteurs de l’économie de les faire disparaître et pour les allocataires du RSA de les refuser.
Bons et mauvais pauvres. Enfin, que deviendront tous les pauvres dont on connaît aujourd’hui, en raison d’un cumul de handicaps, les difficultés à s’insérer professionnellement ? Alors qu’ils pouvaient bénéficier dans le cadre du RMI d’un ensemble d’aides d’insertion, dans le domaine de la santé notamment, ne seront-ils pas davantage culpabilisés de ne pas pouvoir répondre aux incitations à la recherche d’un emploi ? L’insertion dans le cadre du RMI avait l’avantage d’être considérée comme multidimensionnelle : elle risque d’être réduite dans le RSA à la seule dimension professionnelle, puisque l’objectif visé est d’inciter les allocataires à la reprise d’un travail. La distinction entre les allocataires du RSA «actifs» et les autres aboutira presque inévitablement à la dichotomie classique entre des méritants et les non méritants, une sorte d’euphémisme de la séparation des bons et des mauvais pauvres dont on pensait pourtant, au moment du vote de la loi sur le RMI, qu’elle n’était plus acceptable au regard des valeurs républicaines.
On peut s’interroger aussi, de façon plus globale, sur le statut des allocataires du RSA. Le terme «Rmiste» pour qualifier les allocataires du RMI, qui est aujourd’hui utilisé de façon très courante, aussi bien dans les médias que dans le monde des professionnels du social, est révélateur du rapport que la société française entretient avec ses pauvres. Il définit en réalité un statut social en le renvoyant indirectement à l’idée d’une stagnation quasi-volontaire dans une situation de dépendance sociale. Il entérine l’idée que l’on peut être «Rmiste» comme on peut être ouvrier d’usine ou employé de l’administration. Ce statut est défini négativement par rapport à la population qui exerce une activité professionnelle régulière, il ne peut donc que marquer du discrédit ceux et celles qui en héritent.
Récompense. Le statut des allocataires du RSA sera-t-il fondamentalement différent ? Ceux qui travaillent seront sans doute valorisés par rapport à ceux qui ne travaillent pas, mais ne doit-on pas considérer que le statut des premiers sera, lui aussi, à terme dévalorisant ? Etre maintenu dans le secteur des «bad jobs» avec la récompense d’être assisté ne peut qu’instaurer le sentiment d’une infériorité reconnue et stigmatisante. Le RSA parachève en réalité le processus d’institutionnalisation de la précarité et participe de la recomposition des statuts sociaux disqualifiés au bas de la hiérarchie sociale. C’est le sens social d’une mesure qui est présenté comme une avancée de la solidarité, mais dont la logique nous fait sortir encore plus de ce qu’à pu être dans notre pays le solidarisme.
Serge PAUGAM, sociologue et Directeur d’études à l’EHESS
(Source : Mediapart)
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