Ah, cette sacrée crise qu’on voudrait rendre responsable de tous nos maux ! C’est en son nom qu’on devra bientôt travailler jusqu’à 70 ans, 60 heures par semaine et tous les jours de la semaine en étant payé, au forfait, une misère.
Pourquoi dis-je «bientôt» ? La loi du 20 août de cette année, portant «rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail», prévoit déjà l’application du forfait jour aux catégories de salariés qui bénéficient «d'une réelle autonomie dans l'organisation de leur emploi du temps». En clair : jusqu’ici, seuls certains cadres pour lesquels aucune préquantification du temps de travail n’était possible, pouvaient se voir appliquer le «forfait jour» : on ne paye plus le nombre d’heures travaillées, on paye un nombre de jours dans l’année sans plus aucune référence horaire. Conséquence : les cadres explosent les compteurs horaires (qu’ils n’ont pas !), et aucun contrôle n’est possible puisqu’ils sont payés au forfait. Le but : ne pas payer d’heure supplémentaire, les fameux 25% par heure au-delà de 35 heures sans dépasser 48 heures par semaine, maximum hebdomadaire absolu de la durée du travail, c’est un temps révolu !
Seule compensation qui pouvait consoler les cadres : ils disposaient d’une autonomie dans leur travail et de salaires plus élevé qu’un salarié rémunéré sur une base horaire.
La durée du travail n’est donc plus contrôlable en France. Désormais, le forfait jour pourra être imposé par l’employeur dès qu’il estimera que le salarié bénéficie d’une «réelle autonomie dans l’organisation de son emploi du temps». En somme : corvéables à merci, les salariés ne se verront plus payer aucune heure supplémentaire.
Qui viendra contrôler la réalité de l’existence de «l’autonomie dans l’organisation de l’emploi du temps» ? L’Inspection du travail ? Perdu ! Elle accompagne les relations collectives du travail et n’a pas pour vocation, sauf de façon épisodique, à intervenir dans les relations individuelles du travail. Le salarié ? Sûrement pas ! Il reste dans une position de subordination juridique et humaine qui écarte de facto toute position d’égalité des parties en présence, cette subordination même étant la raison d’exister du droit du travail. C’est donc uniquement devant les conseils de Prud’hommes que pourra se débattre la réalité de l’autonomie pour remettre en cause le forfait jour. Quand on sait la faible proportion de salariés floués qui font reconnaître la violation de leurs droits devant les juridictions prud’homales, on désespère.
Quant à la santé au travail, ce ne sont sûrement pas les cadres, qui s’éreintent 70 heures hebdomadaires payées au forfait pour partir d’un infarctus à la cinquantaine, qui parleront des bénéfices de ce forfait.
Forfait jour et travail dissimulé
Pourquoi avoir alors édicté une loi qui met le feu aux poudres au moment où les salariés aspirent à gagner plus ? Pour cacher le travail dissimulé, le «travail au noir» qu’on dit fléau de la société mais qui, en réalité, fait le bonheur de tous : Il permet à certains de cumuler minima sociaux et revenus d’un travail précaire. Ce ne sont pas les plus à blâmer.
Il permet surtout à une catégorie d’employeurs de faire une plus grande plus value sur la main d’œuvre sans aucune contrepartie envers la société ni envers la main d’œuvre elle-même. Le «black» fait le bonheur des idéologues et des gouvernants qui, en légalisant cette absence de rémunération des heures de travail, privent la Sécurité sociale de ressources afin d’entraîner sa faillite et promouvoir les assurances privées, sécurité sociale des classes plus aisées.
Quand la loi dit : au delà de 35 heures il faut payer plus, que faire pour ne pas payer plus sans violer directement l’interdiction de faire du travail au noir ? Forfait jour ! Plus de durée du travail, plus d’heure de travail, que demander de plus ? Ces salariés, en proportion, travailleront plus et gagneront moins. Bon nombre d’enseignes de la grande distribution pratiquent déjà ainsi : leurs agents de maîtrise (votre chef de rayon boucherie, fruits et légumes, poissonnerie, etc…) sont déjà au forfait jour pour ne pas leur payer leurs 50 heures hebdomadaires. Il n’est pas au forfait ? On lui fera remplir de faux documents de pointages sur lesquels il écrira «35 h» en cas de contrôle de l’Inspection du travail. 50 heures payées 35 !
L’article L8221-5 du Code du travail définit pourtant cette pratique comme du travail dissimulé : c’est le fait de «se soustraire intentionnellement à la formalité de déclaration d’embauche d’un salarié à l’URSSAF ou par la mention sur le bulletin de paye d’un nombre d’heures de travail inférieur à celui réellement accompli». Le délit est passible de 3 ans d’emprisonnement et 45.000 € d’amende. La rumeur incrimine toujours les secteurs du bâtiment et de la restauration saisonnière, mais la grande distribution rejoint également ce club. Avec la forfaitisation du temps de travail, c’est donc à présent en toute légalité que vous travaillerez gratuitement.
Travailler plus pour penser moins
Il faudra bientôt ajouter à cela la suppression du repos dominical, la destruction des familles, des relations sociales, de l’individu qui redevient seul, isolé, éreinté au travail, loin de l’épanouissement que lui promettait la société des Lumières. Retour à l’âge de pierre de l’exploitation de l’homme par l’homme. Du 19e siècle au 21e siècle, la «stratégie du choc» dont parle Mélanie Klein passe par là : on vous instille du «tout va mal», vous avalez lentement la couleuvre, vous n’avez pas le choix, c’est pour que ça n’aille pas plus mal !
Vous allez donc travailler le dimanche, jusqu’à 70 ans, mais seulement si vous le voulez ! Quel salarié peut avaler ces scélératesses ? Il n’y a que ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans le monde du travail qui peuvent croire au volontariat dans l’entreprise, ou de bien intentionnés menteurs ! Si la fin du 18e siècle voit l’avènement d’une branche autonome du droit civil, le droit du travail, c’est bien parce qu’on part d’un constat de bon sens : quand vous avez besoin de travailler pour manger, vous n’êtes pas en capacité de discuter.
Le droit du travail a pour vocation de tenter de rétablir l’équilibre dans une relation où l’une des parties à le pouvoir et l’autre n’a pas le choix. C’est un contrat d’adhésion : à prendre ou à laisser ! Faire croire que les salariés peuvent dire non est une provocation.
Vers la fin du dialogue social
Mais les contre-pouvoirs ont disparu : le syndicalisme vient d’être réformé par l’Etat qui supprime la diversité syndicale en France. Les petits syndicats qui feront moins de 10% aux élections vont disparaître. Une ou deux grandes centrales discuteront seules à seules avec le pouvoir.
C’est une étrange conception de la démocratie : la majorité écrase les minorités. Elle leur retire le droit à la parole ! Conception bien éloignée des Lumières et de Voltaire qui nous tancerait : «Je déteste ce que tu dis mais je me ferais tuer pour que tu puisses l’exprimer». Aujourd’hui, on tue celui qui ne dit pas ce que veut entendre la masse. Pauvre pays que le nôtre ! Comment ne pas craindre que le peu de syndicats en présence de l’Etat, seuls en scène, sans aucun contre pouvoir pour les houspiller, ne serve uniquement ses intérêts ou ne finisse pas copiner avec le pouvoir en échange de divers avantages ? C’est la généralisation à l’échelle du pays de la pratique courante dans les entreprises du «syndicat maison», monté de toutes pièces par l’employeur avec quelques salariés pour barrer la route au véritable dialogue social.
L’existence de petits syndicats était le garant de la diversité. Le dialogue social est mort. Les syndicats ne sont plus consultés : on les «informe»… après les réformes. Comme dans la Fonction Publique où les syndicats ne sont plus que les relais impuissants des malheurs qui attendent les fonctionnaires ! Réunis et informés quand toutes les décisions sont prises, ils n’ont qu’à écouter servilement les discours des préfets et les retransmettre à leurs adhérents.
On n’en veut plus, de la diversité ! Elle est synonyme de liberté, de dialogue, d’émancipation, de métissage. On n’en veut plus ! On veut une société uniforme, dans laquelle on chasse les étrangers par charter et où l’on dénonce son voisin de façon «civique», dans laquelle on a honte de vivre, dont on ne dit plus rien, sur laquelle on se tait tellement elle est laide. Harassé par la crise, par le travail, par les mauvaises nouvelles, on rentre chez soi las de tout, on se recroqueville sur soi (ou sa famille si on en a encore une) en espérant qu’on passera encore au travers et que le printemps revienne...
Vers la soumission du salariat
Quand regardera-t-on de nouveau les salariés comme la première richesse de l’entreprise et non comme un «coût incompressible», voire une charge ? Pas tant que les entreprises seront dirigées par des financiers qui ne considèrent que leurs dividendes et ne s’intéressent ni aux produits commercialisés, ni aux gens qui les fabriquent et qui les vendent. Ça, c’est l’économie réelle. La virtuelle, c’est la bourse, le carrousel des rumeurs qui font et défont les capitaux, qui font et défont les vies de millions de salariés.
En déprimant le salariat, les gouvernants préparent les marges des financiers : par la maîtrise de l’information (TV, presse, radio…), ils serinent les mauvaises nouvelles et les ministres nous préparent toujours un peu plus à la disette, aux restrictions, à l’extinction des droits acquis par nos aïeux. Un salarié déprimé, c’est un salarié soumis, malléable, exploitable et surtout docile. On le paye moins, il travaille autant (sinon plus) tant la peur de se retrouver au ban de la société est grande, et plus le groupe financier qui possède l’entreprise fait grandir ses marges.
Vers la fin du droit du travail
Cette «gouvernance» revendique la mort des idéologies alors qu’elle en est l’incarnation même. Idéologues jusqu’au bout des doigts, les dirigeants entretiennent les consciences de classes sociales, accentuent les écarts entre elles, précarisent les classes moyennes, et favorisent les plus aisées. L’Inspection du travail elle-même est un alibi pour ceux-là : avec 1.200 agents, on nourrit l’illusion selon laquelle l’Etat fait respecter le droit. Or, il est impossible qu’à eux seuls les contrôleurs et inspecteurs du travail fassent respecter un droit quand l’Etat lui-même ne le considère plus. Outrages, agressions, insultes, violences sont devenus le quotidien des agents de contrôle, parce que la suppression du droit du travail incite les «patrons voyous» à s’en prendre aux agents chargés de son application, en qui ils voient sa survivance.
Bientôt, un fonctionnaire sur deux sera supprimé. Pourquoi ne pas annoncer clairement le licenciement de tous les agents chargés de veiller au respect des règles du «vivre ensemble» : URSSAF, Inspection du travail, impôts, concurrence et répression des fraudes, etc... La «réforme Générale des Politiques Publiques» emporte à la suppression pure et simple des Directions départementales du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle. Elle agrège l’Inspection du travail à une «Direction Régionale de l’Entreprise, de la Concurrence de la Consommation du Travail et de l’Emploi» (la DIRECCTE) reléguant le travail à la fin, juste avant l’emploi, grand perdant lui aussi jusque dans la rhétorique.
Et pourtant, qu’elle aurait été belle cette France de l’an 2000, si elle était entrée dans le 21e siècle en prenant soin de préserver la cohésion de la nation, en protégeant ses salariés, et en récompensant ceux de ses employeurs qui respectent ses règles. Au lieu de cela, l’arsenal législatif et règlementaire s’évertue à supprimer du droit, souvent indirectement, au profit des financiers qui vampirisent les entreprises, au détriment des petits employeurs, les «patrons» au sens historique (dépassé presque aujourd’hui) qui avaient le souci de leur entreprise, leur «bébé», et qui avaient aussi la fierté de faire vivre des familles et des salariés.
C’était juste ça, la mondialisation : l’exploitation, mondiale, de l’homme par l’homme, dans un marché globalisé où la concurrence chasse et élimine les plus faibles. L’état du droit du travail et surtout de son application est toujours un excellent indicateur de la maturité de notre société. Et s’il est difficile d’admettre que l’on puisse régresser, passer de la lumière à l’ombre, de «l’ère moderne» à l’ancien régime, l’histoire nous l’assène : Elle sait marcher en arrière ! Mais attention : les faibles ne sont pas toujours ceux qu’on croit.
BLC
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