[...] Baptisée «retour social sur investissement», la méthode utilisée pour quantifier la valeur générée par un emploi prend la théorie économique standard à son propre piège. «La pensée orthodoxe dit que notre utilité dérive de l’argent, soulignent Eilis Lawlor, Helen Kersley et Susan Steed. Plus on en gagne, plus on est censé être utile.»
Pareille vision du monde comprend que les hauts salaires refléteraient l’apport des cadres supérieurs à l’entreprise et conduit à n’attribuer aucune valeur au travail domestique, très majoritairement dévolu aux femmes. Et à perdre de vue que le processus économique s’étend en deçà et au-delà de l’échange monétaire. Car la production et la consommation de biens et de services provoquent des répercussions involontaires appelées «externalités», tantôt négatives, tantôt positives, immédiates ou différées : une voiture transporte mais pollue, un livre divertit et instruit. On peut évaluer ces effets secondaires en chiffrant les coûts de la pollution et les bénéfices de l’instruction.
Il en va de même avec les professions. Pour déterminer la contribution sociale nette d’un métier, expliquent les trois chercheuses, il faut tenir compte de ses impacts indirects sur l’économie, l’environnement, la société, etc.
Conseiller fiscal ou détrousseur social ?
Prenons un publicitaire. Son activité vise à accroître la consommation. Il en découle, d’un côté, une création d’emplois (dans le secteur de la publicité mais aussi dans les usines, le commerce, les transports, les médias) et, de l’autre, un accroissement de l’endettement, de l’obésité, de la pollution, de l’usage d’énergies non renouvelables. Par une série de calculs ingénieux et parfois acrobatiques, Lawlor, Kersley et Steed évaluent chacun des bénéfices et coûts de la surconsommation imputable à la publicité. Ne reste plus qu’à les mettre en rapport : «Pour chaque livre sterling de valeur positive, 11,50 livres de valeur négative sont générées». En d’autres termes, les cadres du secteur publicitaire «détruisent une valeur de 11,50 livres à chaque fois qu’ils engendrent une livre de valeur».
La proportion s’inverse si l’on considère le travail d’un agent de nettoyage hospitalier. Pénible, invisible, peu considéré, mal payé et généralement sous-traité, il n’en contribue pas moins à la marche générale du système de santé et minimise le risque d’infections nosocomiales. S’appuyant notamment sur un article du British Medical Journal consacré aux bénéfices sanitaires induits par l’embauche d’un nettoyeur supplémentaire ainsi que sur le coût des pathologies contractées dans les hôpitaux, les auteures estiment que «pour chaque livre sterling qu’elle absorbe en salaire, cette activité produit plus de 10 livres de valeur sociale». Et encore, précisent-elles, «il s’agit probablement d’une sous-estimation».
La méthode permet également d’établir qu’un conseiller fiscal, dont l’art consiste à priver la collectivité du produit de l’impôt, détruit 47 fois plus de valeur qu’il n’en crée, contrairement à une employée de crèche qui, par l’éducation prodiguée aux enfants et le temps libéré pour les parents, rend à la société 9,43 fois ce qu’elle perçoit en salaire. [...]
Les nuisibles grassement récompensés
Dans le cas d’un ouvrier du recyclage payé 6,10 livres sterling de l’heure, Lawlor, Kersley et Steed estiment que «chaque livre dépensée en salaire générera 12 livres de valeur» pour l’ensemble de la collectivité. En revanche, «alors qu’ils perçoivent des rétributions comprises entre 500.000 et 10 millions de livres, les grands banquiers d’affaires détruisent 7 livres de valeur sociale pour chaque livre de valeur financière créée».
Ainsi le bilan collectif des activités les mieux rétribuées s’avère-t-il parfois négatif. Ce que suggérait déjà la tempête financière déchaînée depuis 2008…
[...] Par cette étude, Lawlor, Kersley et Steed ont entrepris d’opposer la création de valeur pour la société à la création de valeur pour l’actionnaire ; de suggérer le bouleversement d’un mode de rémunération qui valorise en les surpayant certaines des professions les plus nuisibles et, symétriquement, décourage des activités profitables au plus grand nombre. Non sans adresser, en passant, la facture de leurs ravages à trois des six métiers étudiés. [...]
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