Mercredi dernier, j'ai visionné par hasard l'excellent documentaire de Julian Temple «The Filth & The Fury», qui retrace la courte mais fulgurante carrière des Sex Pistols de août 1975 à janvier 1978. Bien que j'eus «ma période punk» en 1980 et que ce film soit sorti en novembre 2000, n'étant pas sujette à la nostalgie, j'étais complètement passée à côté.
Cette séance de rattrapage me fit l'effet d'un formidable bain de jouvence, doublé d'une piqûre de rappel... Car le contexte économique, politique et social de l'époque y est souligné sans ambages : chômage massif, misère galopante, grèves et manifestations réprimées dans la violence. C'était l'Angleterre de Margaret Thatcher qui, avec son ami Reagan, programmait la dérégulation financière et la mondialisation ultralibérale, système ô combien mortifère dont nous subissons l'apogée. Tels des fleurs vénéreuses, les Sex Pistols ont poussé sur ce fumier d'injustice sociale, de frustation et de désillusion. Face au conservatisme triomphant, ils ont secoué leur pays en insufflant un extraordinaire vent de révolte. Trente ans après, on mesure à quel point ce groupe irrévérencieux, à la conscience de classe aiguë, fut majeur et son importance historique.
Ensuite, comme chaque mercredi, j'ai entrepris de lire mon Télérama qui fêtait ses 60 ans dans un numéro spécial où, notamment, la rédaction revenait sur une trentaine d'événements culturels/télévisuels marquants. Et quelle ne fut pas ma surprise de voir, page 62, à l'année 1976, un article intitulé «Deux minutes qui horrifièrent l'Angleterre» : le journaliste Hugo Cassaveti raconte la première apparition des Sex Pistols à la télévision britannique, qui fit scandale. D'où le titre du documentaire que je venais de regarder, «The Filth & The Fury» (L'obscénité et la fureur), repris de la Une du Daily Mirror paru le lendemain.
Quelle coïncidence ! Mais celle-ci ne devait pas s'arrêter... Le samedi suivant, en compagnie de deux amis salariés qui attendent leur lettre de licenciement — et dont l'un d'eux m'avait, justement, passé le film de Julian Temple —, alors que nous descendions la rue de Ménilmontant, notre attention fut attirée par un groupe de punks devant La Miroiterie, un squat parisien autogéré (et menacé d'expulsion) où se produisent de nombreux groupes avec les moyens du bord et pour un prix dérisoire. Poussés par la curiosité, nous sommes entrés. Dehors, une petite cour verdoyante aux murs taggués avec une buvette et des sièges de récup’. Dedans, une minuscule salle de concert où se sont succédés jusqu'à tard huit combos de punk-rock.
Et là, malgré nos looks plus ou moins ordinaires, les quadragénaires que nous sommes se mêlèrent à l'ambiance bon enfant et quasi berlinoise qui émanait du lieu. Car si les punks font peur avec leurs blousons cloutés, leurs cheveux colorés et leurs bières qu'ils engloutissent au goulot, ils sont généralement pacifiques (pour ne pas dire stoïques). Très vite, nous avons lié conversation avec certains. Des plus jeunes, amusés de nous voir là, et aussi curieux que nous. L'enseignement que nous en avons tiré est édifiant.
J'aurais voulu naître en 1960
Qu'ils aient 20 ans, soient au chômage et habitent toujours chez leurs parents ou bien 30 ans et enfin réussi à mettre un pied dans une vie professionnelle décevante, ces générations sont désabusées et leur nihilisme vivace. En effet, si en 1976 Johnny Rotten clamait «No Future» et «Boredom», aujourd'hui, force est de constater que l'ennui persiste au sein d'une société qui, vidée de sa substance malgré les richesses produites et les progrès technologiques accomplis, méprise son passé, n'a toujours pas de futur, et encore moins de présent à offrir à sa jeunesse.
Grand fut notre étonnement quand un garçon, né en 1981 et arborant le T-shirt jaune de l'unique album des Sex Pistols, nous a dit qu'il aurait voulu naître en 1960. Pourquoi ? Parce que, depuis dix ans, il n'y a plus rien. Musicalement, après l'explosion du rap, de la techno et un revival grunge dans les années 90, tout s'est arrêté. Depuis, c'est l'invasion de la médiocrité et du recyclage permanent. Il avait 20 ans quand le marketing a fini d'anéantir toute créativité et le dieu Argent tué l'indépendance : les grandes maisons de disques sont tombées de la branche qu'elles avaient elles-mêmes sciées, entraînant les petites dans leur chute tandis que la vulgarité télévisuelle (les «Star Academy» et autres «Nouvelle Star»…) prenait le relais. Qu'avait-il à se mettre dans les oreilles à cet âge où on a besoin de s'identifier à son époque, de la vivre à fond, pour peu qu'on soit un minimum exigeant et qu'on recherche autre chose que la même soupe servie partout ? RIEN. Socialement, c'est pareil : on assiste à la même déliquescence, à la même lobotomisation par la «pensée unique», et à la même vacuité. Le néant.
Nous avons été frappés par leur besoin de satisfaire leur soif de qualité en revenant en arrière, c'est-à-dire aux années 70 et 80. Non seulement pour la musique, mais aussi pour des valeurs culturelles et/ou politiques qui véhiculaient une dernière lueur d'espoir. Punk is dead mais en 2010, dans le cœur de certains, on dirait que la bête sommeille encore.
J'aurais voulu naître… en 1940
En ce qui me concerne, c'est pire : depuis quelques années, bien que la tendance soit au jeunisme, je rêve d'avoir plus de 60 ans. Je regrette, moi aussi, de n'avoir pas connu ces années où il y avait du boulot pour tout le monde, où la contestation faisait avancer les choses et la lutte portait ses fruits, où même l'impertinence était un bienfait pour l'humanité. Chômeuse "senior" parmi tant d'autres, dès 2001, on m'a fait comprendre qu'à 40 ans j'avais mangé mon pain blanc et qu'il faudra que je me contente du Smic, comme quand j'avais 18 ans et que je démarrais dans la vie. Quand j'ai eu, justement, «ma période punk»...
Plus ça va, plus notre présent ne ressemble à rien et plus notre avenir a des airs de chimère. Notre retraite, on la prendra à 67 ans sous le signe du minimum vieillesse (s'il n'est pas supprimé !).
Trente ans après, malgré l'énorme crise que nous traversons, d'un passé riche en enseignement nous ne tirons aucune leçon : le conservatisme est de retour et une nouvelle «thatcherisation» de l'Europe se profile. Pour horizon, nous aurons l'aggravation de la pauvreté intellectuelle et, surtout, la massification de la misère pécuniaire.
A quand un grand, un vrai, un furieux revival punk ?
SH
L'article de Télérama (scanné en jpg) :
• la page 62
• la page 63
L'objet du scandale, ou le passage télé du groupe — accompagné de son «Bromley Contingent» — à l'émission Today de Bill Grundy le 1er décembre 1976 :
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