Si certains s’évertuent à glorifier la «Valeur Travail» comme élément fondateur de la société contemporaine, il est temps d’ériger la «Valeur Chômage» en vertu refondatrice du monde de demain !
Suite de l'Acte 1 : «De la Valeur Travail à la Valeur Chômage»
De l'Acte 2 : «Chômage, Vertu refondatrice de la Société de demain»
De l'Acte 3 : «Intellectualiser le chômage ne fait pas avancer le schmilblick»
Dans le précédent volet, nous avons posé l'équation suivante en postulat de nos réflexions : Altération de la Valeur Travail + Difficultés du Chômage = Obligation de faire de son inactivité professionnelle forcée une période décomplexée et, de préférence, heureuse.
Pour donner corps à cette équation sans inconnues, nous nous inspirerons, entre autres, du travail réalisé depuis 9 ans par Sophie Hancart, Animatrice du site Actuchomage.org. Bien avant que les grands médias ne s’emparent de la tendance «funemployment» en 2008/2009, autrement dit du «chômage heureux», Sophie Hancart a posé les bases de la déculpabilisation des demandeurs d’emploi dans une longue tribune intitulée : «Le Manuel du Chômeur Décomplexé».
En septembre 2004, cet article (dont votre serviteur a signé le titre assez génial, en toute modestie) a déclenché un buzz sur la Toile, engendrant le décollage spectaculaire de ce petit site associatif qui, en moins de 8 mois, est passé de zéro visiteur à plus de 6.000 certains jours. À la suite de la publication de ce «Manuel du Chômeur Décomplexé», des centaines de personnes ont souhaité apporter leurs contributions et témoignages. Les plus aboutis ont été publiés sur Actuchomage.
Si Sophie Hancart n’est pas la première à avoir ouvert une brèche dans le bunker de la culpabilisation des demandeurs d’emploi, sa tribune a bénéficié de l’irrésistible montée en puissance de l’utilisation d’Internet par les chômeurs et précaires pour lequel il est un outil d’information et de recherche indispensable. Fermons-là la parenthèse. Nous la rouvrirons plus tard.
Revenons au premier paramètre de notre équation, la «Valeur Travail», dont nous avons plus haut abordé l’étiolement et l’altération. Aux généralités – forcément approximatives – de notre introduction, il convient à présent d’y substituer des analyses connectées avec les réalités que vivent les demandeurs d’emploi. Dans ce domaine, statistiques et expériences de terrain ne manquent pas. Le chômage étant un vaste champ d’études et d’expérimentations.
Les valeurs réelles ou supposées du travail ont, depuis dix ans, été sérieusement égratignées. Les suicides chez France Télécom (Orange) et Renault qui ont fait la Une des médias il y a quelques années, ne sont pas étrangers à ce revirement. Les Français ont redécouvert que le travail peut être une source de souffrances pouvant conduire à la mort. Pas seulement de souffrances physiques qu’imposent les activités manuelles usantes ou périlleuses, mais de souffrances psychologiques, de celles qui touchent des cadres ou ingénieurs bien installés dans la vie professionnelle, bien rémunérés, jouissant pour certains de statuts enviables… à première vue.
La souffrance au travail est devenue une préoccupation majeure, un enjeu de société auquel les organisations syndicales, le gouvernement et même le Medef ont souhaité s’atteler, à défaut de pouvoir en éradiquer les causes profondément enracinées dans un système qui privilégie la compétition et les rapports de force au détriment du dialogue social et du consensus. Car l’association travail/souffrances fait tache dans la survalorisation de l’activité professionnelle qui est aujourd’hui le pilier du libéralisme décomplexé. Pour certains, il n’est pas concevable, pas acceptable, que le travail puisse être associé au mal-être et conduire à mettre fin à ses jours. Le travail ne peut être qu’un élément structurant, valorisant, dynamisant, équilibrant, sans lequel l’existence perd son sel, son sens et son âme. Le travail ne peut être que synonyme de vie ! Et même s’il ne l’est pas, s’il ne l’est plus, il faut entretenir le mythe coûte que coûte.
Si le Peuple se met à contester les vertus du travail, on ouvre la boîte de Pandore. Les fondements de notre société seront ébranlés par le doute. La contestation et la défiance se propageront. Tout le système s’en trouvera chamboulé. Dans ce contexte de contestation de la «Valeur Travail», pierre angulaire de nos sociétés, il convient donc de museler celles et ceux qui émettraient des objections sur ses bienfaits. L’argument imparable consiste, dans un premier temps, à rappeler que d’autres, en Chine, en Inde, au Vietnam, en Pologne… ont cette valeur chevillée au corps. Qu’elle est le garant de leur émancipation, de leur développement économique spectaculaire, de leur possibilité d’assouvir enfin leurs besoins vitaux, puis leurs pulsions consuméristes et, enfin, leur intégration pleine et entière dans un monde qui se refusait à eux jusqu’à maintenant : la modernité. Ce, pour leur plus grand bien.
C’est ainsi que, quand la «Valeur Travail» vacille chez nous, on va la chercher ailleurs, chez celles et ceux qui n’ont pas encore d’états d’âme, qui ne doutent pas de ses vertus et dont il serait judicieux de s’inspirer pour retrouver les chemins de la croissance, du développement et du plein-emploi… En deux mots : du bonheur. Le bulldozer propagandiste se met alors en mouvement.
Malheureusement pour les chantres de la mondialisation, il ne suffit de regarder son voisin trimer comme un forcené pour donner le goût de la servilité. Au contraire même. Beaucoup se disent au fond d’eux-mêmes : «Qu’ils se chargent de produire à moindre coût et dans des conditions d’un autre âge. Nous nous contenterons de consommer leurs produits à bas prix».
Les vertus du travail qui lui confèrent toute sa valeur supposée ne se heurtent pas qu’à ce seul dérèglement concurrentiel. En cette époque où l’excellence est un argument majeur pour promouvoir produits et services, on assiste à une déqualification massive des emplois, à mesure que notre société se mécanise, s’informatise, se robotise, détruisant des savoir-faire industriels et artisanaux au profit d’activités de service. Depuis plus d’un demi-siècle, on assiste à la disparition accélérée et irréversible d’une multitude de métiers ancestraux. On peut parler d’extinction de la «boulot diversité», comme il existe une biodiversité écologique elle aussi mal en point.
Outre l’aspect rémunération, la «Valeur Travail» se fonde sur la nature de l’activité exercée. Par le passé, le métier conditionnait toute l’existence d’un individu. Il fixait la localisation de son habitat, à proximité des centres de production, des usines, des mines (à l’instar des corons du Nord), des champs… Il imposait des accoutrements vestimentaires qui étaient alors des uniformes adaptés aux activités exercées. Chaque métier résonnait de ses mots, de ses expressions, de son jargon, de ses chants, de ses hymnes, de ses fêtes, rituels et processions, de ses pratiques politiques, syndicales et même religieuses… Toute la vie était conditionnée par le travail et organisée autour de lui.
Ce sentiment d’appartenance à une communauté de travailleurs, et la fierté qui en découlait parfois, étaient d’autant plus forts que le métier exercé était ingrat (du moins le considérons-nous ainsi aujourd’hui). Il en était ainsi chez les mineurs, les ouvriers, les paysans, les marins pêcheurs… Au fil des siècles, chaque corporation a développé sa propre culture du labeur qui se transmettait de père en fils et de mère en fille.
Que reste-t-il de cette aspiration à se reconnaître dans son métier ? Elle reste forte dans les professions intellectuelles (médecins, avocats, professeurs de l’enseignement supérieur…) et chez les artisans qui exercent leurs talents dans des domaines qui nécessitent un vrai savoir-faire qui ne s’improvise pas. Mais pour une masse grandissante de travailleurs, cette reconnaissance professionnelle est aussi interchangeable que leurs statuts et activités. Dans l’anonymat des call centers, derrière le comptoir d’un fast-food, aux commandes d’une machine outil entièrement automatisée ou d’un ordinateur, le sentiment d’appartenance ne dure que le temps d’une mission d’Intérim, d’un CDD de quelques jours ou de quelques mois. Depuis un demi-siècle, les exigences de l’économie en matière de flexibilité, d’adaptabilité et de réactivité, n’a jamais autant déqualifié ses travailleurs. Pour un nombre croissant, cette déqualification s’est accompagnée d’une interchangeabilité… et d’une plus grande précarité.
Nous ne contesterons pas ici que beaucoup y ont gagné une vraie liberté, celle d’échapper à cet employeur unique que l’on rejoignait à 16 ans et que l’on quittait entre quatre planches de sapin, harassé, exténué, malade, après 45 ans de bons et loyaux services. Un servage qui fut, pendant des siècles, la seule perspective accordée aux classes laborieuses dans les campagnes et l’industrie naissante. Mais si la qualité de vie s’est considérablement améliorée au cours du XXe siècle, le travail a incontestablement perdu sa valeur d’appartenance à une communauté, à une entreprise ou à un corps de métier. La dilution de ce sentiment est exacerbée par la précarisation des parcours et par l’intermittence de l’activité professionnelle qui touchent une proportion grandissante de travailleurs. La dernière crise a mis en exergue ces dérives qui conduisent au fatalisme et à l’abdication.
Il y a quelques décennies, quand un plan de licenciements massifs ou la fermeture d’une usine se profilaient, les ouvriers se mobilisaient – avant tout – pour conserver leur emploi et contraindre leurs patrons à poursuivre la production, quitte à l’assurer eux-mêmes dans un cadre coopératif ou autogestionnaire. Les plus anciens ont encore en mémoire l’emblématique conflit Lip à Besançon. Dans les années 70 et 80, le rapport de forces tournait parfois encore à l’avantage des classes laborieuses soutenues par des syndicats bien plus puissants qu’ils ne le sont aujourd’hui, par un Parti communiste qui s’attirait alors les faveurs de 20% de l’électorat et par une opinion certainement plus solidaire.
Ces dernières années, les conflits sociaux ont tourné systématiquement, dans une indifférence quasi générale, à l’avantage du patronat et, plus encore, des multinationales sur lesquelles le pouvoir politique et syndical n’a plus de prise. Plutôt que de se battre pour maintenir en activité leur outil de production, pour sauvegarder leur emploi, les ouvriers n’ont d’autre choix que de se mobiliser pour obtenir des indemnités de licenciement les plus «avantageuses», par l’occupation de leurs usines, par la menace de les faire sauter ou par la séquestration de leurs patrons. On comprend ces sursauts de désespoir !
Leurs emplois étant condamnés sans recours envisageable, leurs possibilités de reclassement étant quasiment inexistantes dans des bassins industriels sinistrés, le seul moyen de tenir, d’assurer un peu son avenir et celui de ses enfants, est de partir avec 20.000 ou 30.000 euros d’indemnités, avant de toucher le chômage puis, au bout de deux ans, de basculer au RSA pour ceux qui y auront droit. Ce phénomène s’est accentué depuis 2008. Des dizaines de milliers d’ouvriers ont renoncé à lutter. Ils se sont résignés à cette perspective : Inutile de se battre pour conserver son emploi quand les décisions sont prises à plusieurs milliers de kilomètres de là. La seule chose que nous pouvons envisager est de partir avec le maximum de pognon. On ne se bat plus pour conserver son travail, on se bat pour l’abandonner aux meilleures conditions financières. Il s’agit-là d’un bouleversement majeur et radical dans l’échelle des valeurs. Pour des dizaines de milliers d’ouvriers et d’employés, le travail n'a pour seule substance que celle de l’indemnité que l’on percevra en cas de licenciement, c’est-à-dire quelques dizaines de milliers d’euros dans les situations les plus favorables.
L’argent roi a inoculé son venin au plus profond du corps social.
Jean Pransoin pour Actuchomage.org
PS : La suite au prochain numéro !
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