Aux Trente Glorieuses (de 1945 à 1973) ont succédé les Quarante Calamiteuses qui ont laminé la «Valeur Travail», réduite à peau de chagrin, à laquelle s'accrochent les nostalgiques d'un temps révolu. Un article de 2013 furieusement d'actualité.
Comme nous l’avons vu précédemment (dans l'Acte 5, référence en fin d'article), les armes de destruction massive de la «Valeur Travail» ont été utilisées sans discernement, depuis une quarantaine d’années, dans tous les registres, sur tous les fronts :
Désindustrialisation – Transferts de technologies – Délocalisations – Pénurie de grands projets industriels nationaux – Financiarisation à outrance de l'économie – Hégémonie de l’argent roi et dérives des rémunérations devenues indécentes, illogiques, absurdes, injustes… – Apologie du paraître et du bling-bling – Stagnation, voire baisse des bas salaires qui correspondent souvent aux activités les plus ingrates, les plus contraignantes et parfois aussi les plus utiles à la collectivité – Et son corollaire : Apparition d’une nouvelle classe sociale, celle des «travailleurs pauvres»…
Comment la «Valeur Travail» peut-elle survivre à un tel déferlement d’assauts et de coups de boutoir ?
Et ce n’est pas tout ! Depuis une dizaine d’années, on assiste à un phénoménal revirement, que les plus attentifs ont pu suivre quasiment au jour le jour sur le site Internet de Pôle Emploi. Il y a moins de 15 ans, 70% des offres disponibles sur ce site référence correspondaient à des Contrats à durée indéterminée (CDI) et 30%, donc, à des Contrats à durée déterminée. Ces dernières années, la tendance s’est totalement inversée. Les postes aujourd’hui proposés sur le site Pôle Emploi sont, à plus de 70%, des CDD. Le CDI est devenu l’exception.
À cette précarité généralisée, institutionnalisée, encouragée, s’ajoute la stagnation des salaires d’embauche, voire même leur baisse. Actuellement, la rémunération de la majorité des propositions se situe au minimum légal qui, comme nous l’avons vu plus haut, est dissuasif, notamment pour les chômeurs indemnisés qui perçoivent parfois des allocations équivalentes ou supérieures au salaire minimum.
Cette rémunération peu attractive ne dissuade pas que les seuls allocataires «privilégiés». Elle détourne aussi, souvent, les personnes qui perçoivent les minima sociaux, ce, en dépit de la mise en place du Revenu de Solidarité Active par Martin Hirsch, dont nous nous abstiendrons ici de décrypter les modalités d’attribution plutôt ardues. Le RSA est une usine à gaz qui impose à ses bénéficiaires des déclarations trimestrielles de revenus et de patrimoine tortueuses et complexes qui, à l’usage, sont sources de confusions, d’erreurs et, de plus en plus souvent, de sanctions pour celles et ceux qui n’ont pas mis le bon chiffre dans la bonne case. À tel point que nombre d’ayants droit renoncent finalement à solliciter le RSA, tant les formulaires exigent une vraie maîtrise des règles patrimoniales et fiscales en vigueur. Ce seul sujet n’hésiterait un ouvrage dédié.
Nous sommes donc contraints d’aborder le thème de la «dissuasion salariale» à la marge, par cette simple question de bon sens : Quand on perçoit un minimum vital comme l’ASS, l’Allocation de Solidarité Spécifique, d’un montant de 480 euros par mois, quel intérêt financier a-t-on de travailler au Smic ?
Certes, la différence entre l’ASS et le Salaire minimum interprofessionnel de croissance (1.120 euros nets) se chiffre à 640 euros. Pour autant, travailler induit des dépenses incompressibles qu’il faudra défalquer de cette marge : frais de transport, qui sont loin d’être négligeables quand on est contraint d’utiliser une voiture pour se rendre sur son lieu de travail, frais de restauration sur place, frais d’habillement quand il s’agit d’être «présentable»… qui s’ajoutent aussi à la perte de certaines aides et droits connexes que vous ouvre un statut de chômeur relevant d’un minima social et que vous pouvez perdre si vous retravaillez. Nous nous garderons bien ici d’évoquer tous les autres aspects du retour à l’emploi, tant ceux qui paraissent structurants (sortie de l’exclusion, retour à un rythme de vie régulier, nouvelles relations, perspectives professionnelles…) que contraignants (horaires, transports, hiérarchie, fatigue, stress…).
Pour certains donc, la reprise d’une activité professionnelle n’est tout simplement pas rentable. Elle peut même s’avérer pénalisante. Ces personnes n’ont parfois aucun intérêt à se remettre au travail. Il est plus intéressant pour elles de vivre des revenus de subsistance et des aides. Ce que dénonce toute une frange de la Droite, à l'instar de Laurent Wauquiez qui n’hésita pas à clamer : «l'assistanat est le cancer de la société française». Pour notre part, nous ne nous en offusquons pas !
Cette situation ne s’apparente en rien à de la fraude aux prestations ; ce constat relève tout simplement d’une logique financière très «libérale» en définitive, de cette logique de «marché» dont on nous rebat les oreilles et dont on nous vante les mérites. Qui, parmi nos dirigeants, irait trimer toute la journée, dans des conditions souvent pénibles, à une heure de transport de son domicile, pour un peu plus de 1.000 euros nets par mois, alors que l’on peut percevoir une somme approchante en restant chez soi ? Qui se plierait de bon gré à cette absurdité ?
Dans ce contexte schizophrénique et aujourd’hui sans issue, certains ont élaboré un discours visant à stigmatiser tous ces chômeurs qui ne veulent pas travailler. C’est ainsi que pendant 10 ans, l’UMP au pouvoir, en la personne de François Fillon (ministre du Travail et l’Emploi sous la présidence de Jacques Chirac), Laurent Wauquiez (secrétaire d’État à l’Emploi sous la présidence de Nicolas Sarkozy) et quelques aboyeurs de service (comme Frédéric Lefebvre), ont soutenu que des centaines de milliers d’emplois ne trouvent pas preneurs en France (on parle habituellement de 500.000), sous-entendant qu’autant de chômeurs refusent ainsi les postes disponibles. La belle affaire !
Cette allégation a conduit Nicolas Sarkozy à instaurer un contrôle mensuel des chômeurs assorti d’une nouvelle règle : Ils ne pourront désormais refuser plus de deux fois une «offre raisonnable d’emploi». Si cette mesure a fait couler beaucoup d’encre et suscité bien des commentaires et polémiques, elle n’a résorbé d’aucune manière que ce soit le chômage. Alors qu’on aurait pu s’attendre à ce qu’il baisse de 500.000 demandeurs, puisque dorénavant ces offres disponibles seraient pourvues de gré ou de force, il a augmenté de 700.000 dans la seule catégorie A sur les années 2008/2010. «Certes, mais sur cette période, nous avons connu une crise majeure», argueront ceux qui se succèdent au ministère du Travail et de l’Emploi.
Il serait malhonnête de contester les répercussions de cet événement qui a rendu inopérantes les mesures envisagées. Avec l’afflux de 700.000 chômeurs supplémentaires en deux ans, le suivi mensuel des millions de personnes inscrites à Pôle Emploi devenait illusoire, irréalisable. Conséquence, il n’a pas fallu attendre 3 mois pour que les 500.000 postes soi-disant disponibles s’évaporent dans la nature et qu’on en entende plus parler. Où sont-ils passés alors ?
Mais intéressons-nous plus avant à ce thème des emplois disponibles qui ne trouvent pas preneurs. Vous êtes patron. Vous recherchez un collaborateur. Vous déposez une annonce chez Pôle Emploi, dans un journal local ou sur un site Internet. Vous proposez une rémunération (de plus en plus souvent le Smic, comme nous l’avons vu plus haut, c’est-à-dire 1.120 euros nets). Personne ne fait acte de candidature, personne ne se présente aux rendez-vous. Selon les règles du marché, celles du libéralisme, quelle solution adoptez-vous si vous avez vraiment un besoin urgent de recruter ce collaborateur indispensable ? Vous ne proposez plus 1.000 euros nets par mois, mais 1.200 ou plus pour susciter des vocations. Non ?
Eh bien, non justement ! Le «marché des rémunérations» n’est pas un marché libre et non faussé dans son acceptation libérale. L’offre ne s’adapte pas à la demande. Beaucoup d’employeurs bloquent les rémunérations au minimum légal qui, comme nous l’avons démontré, ne garantit plus ne serait-ce qu’un train de vie modeste. Donc personne ne se présente. Et ceux qui font acte de candidature n’ont souvent pas les mêmes motivations, les mêmes besoins et contraintes, notamment les travailleurs immigrés.
Il n’est pas question ici de stigmatiser l’immigration qui fausserait alors la «concurrence» entre travailleurs français, travailleurs immigrés installés de longue date sur le territoire, et migrants récemment arrivés. Pour autant, quelques exemples confirment qu’un salaire de 1.120 euros nets est «acceptable» si vous vivez dans certaines conditions. Un reportage télévisé réalisé sur le chantier de construction de la centrale nucléaire EPR de Flamanville l’a récemment démontré. Beaucoup de postes sont (ou étaient) occupés par des travailleurs d’origines roumaines et polonaises, venus spécialement en France à cette occasion. Logés par leur employeur dans des baraquements (plutôt confortables mais collectifs), nourris sur place, la quasi-totalité de leur salaire pouvait ainsi être transféré dans leurs pays d’origine (la Roumanie et la Pologne) où 1.000 euros nets équivalent à un pouvoir d’achat de 2.000 ou 2.500 euros en France.
Ces travailleurs, qui ont laissé leur famille au pays, ne supportent que la modicité du coût d’un hébergement collectif, quelques frais de restauration non pris en charge par leur employeur et autres menues dépenses de confort. Autant dire que le «travailleur français», nous entendons par-là celui qui réside sur le territoire, n’est pas logé à la même enseigne quand il doit s’acquitter d’un loyer de 400 ou 500 euros par mois. Nous refermerons là cette parenthèse qui n’avait qu’un objectif : démontrer que le montant actuel du Smic n’est plus un salaire digne de ce nom quand on réside en France et, plus encore, quand on y élève une famille. Il s’apparente à un «dédommagement», à un «minimum de survie».
Mis bout à bout, tous ces inconvénients : précarité des contrats, temps partiels subis, rémunérations au Smic, perte des aides sociales… n’encouragent guère à la reprise d’activité. Sous bien des aspects même, ils rebutent les candidats car, comme nous l’avons vu, ce retour à l’emploi s’accompagne d’autres tracasseries comme les procédures de recrutement longues, fastidieuses et parfois humiliantes, les discriminations à l’embauche et, une fois en poste, une ambiance de plus en plus oppressante à en croire les études portant sur le stress, la souffrance au travail, et leurs corrolaires : dépressions, insomnies, tabagisme, alcoolisme et autres maux de l’âme et du corps…
Le travail serait-il alors devenu un enfer ? Nous ne pousserons pas le raisonnement jusqu’à cet extrême d’autant que nous savons pertinemment qu’une majorité de Français se déclarent plutôt «heureux» et satisfaits de travailler. Pas seulement pour des raisons financières. Beaucoup y trouvent encore une source d’épanouissement. Ce dont nous ne doutons pas. Pour autant, ce ressenti collectif plutôt favorable ne doit pas occulter la proportion non négligeable d’entre nous qui, si la question nous est posée, attribue à la «Valeur Travail» une note inférieure ou tout juste égale à la moyenne sur une échelle de 0 à 10. Tous ceux-là se posent ou sont en situation de se poser les questions suivantes : Est-ce que ça vaut vraiment le coup de travailler ? En dehors du salaire, qu’en ai-je à y gagner ?
Même si cette interrogation n’interpelle en définitive que 10% de la population active française, elle concerne donc plusieurs millions de personnes. D’autant que, dans le contexte économique et social que nous connaissons, il est fort probable que cette hypothèse basse du scepticisme ambiant soit largement sous-estimée. Car un dernier facteur contribue fortement à la dépréciation de la «Valeur Travail».
Quels que soient les efforts et sacrifices consentis et ce, depuis de nombreuses années, le discours gouvernemental et patronal reste invariable : Les «autres», là-bas, en Pologne, en Roumanie, en Chine, en Inde… seront toujours plus travailleurs que nous le sommes, seront toujours moins coûteux et exigeants, toujours plus malléables et obéissants que ces satanés Français prompts à se rebeller et à manifester leur mécontentement à la première occasion. Que voulez-vous, ce «travers de la contestation» est imprimé dans notre Culture, dans notre Histoire, dans nos gènes. Nous sommes et resterons des râleurs, des revendicateurs, des éternels insatisfaits. Notre (mauvais) esprit nous conduit à ne voir que la moitié vide du verre et pas celle dont nous pouvons nous désaltérer. C’est comme ça !
Pour autant, ce discours qui stigmatise les travailleurs français ne dissuadent pas les investisseurs étrangers qui, chaque année, placent la France sur le podium des destinations les plus attractives. Alors que nos dirigeants déplorent notre obstruction systématique à la réforme, à la flexibilité, à l’adaptabilité à ce monde en perpétuelle mutation, d’autres, à l’étranger, considèrent que la France n’est pas dépourvue d’atouts, à commencer par – et cela est sans doute le plus inattendu – son système de protections sociales.
Car si les Français travaillent moins que d’autres (ce qui reste à démontrer), peut-être sont-ils en meilleure santé, peut-être peuvent-ils plus facilement se déplacer ou faire garder leurs enfants en bas âge. La disponibilité au travail ne se mesure pas qu’au seul contingent d’heures effectuées dans l’entreprise, mais aussi à la disponibilité physique et intellectuelle, à l’efficacité, à cette productivité horaire que nous reconnaissent nombre d’économistes. On observe donc une distorsion entre le discours dominant de ceux qui nous dirigent et l’appréciation portée sur la France et les Français par ces étrangers qui investissent encore chez nous.
Comme nous l’avons déjà vu, en matières de réforme, de flexibilité et d’adaptabilité, nos dirigeants n’ont vraiment pas de leçons à donner. Depuis des décennies, ils trustent la première marche du podium du corporatisme, de l’élitisme, du cumul des mandats et des fonctions, de l’enrichissement personnel, des conflits d’intérêt, de la corruption même, de la pénurie d’audace, de créativité et d’inventivité. Ce sont bien ces donneurs de leçons qui devraient en recevoir !
La mauvaise foi manifeste de ceux qui nous dirigent contribue à altérer la «Valeur Travail». Ils sont aujourd’hui incapables d’insuffler une dynamique collective et de susciter l’envie de s’investir, tant le système est verrouillé de l'intérieur, dans le seul but de préserver leurs acquis, leurs statuts, leurs avantages et leurs trains de vie.
Jean Pransoin pour Actuchomage.org
PS : La suite au prochain numéro !
Acte 1 : «De la Valeur Travail à la Valeur Chômage»
Acte 2 : «Chômage, Vertu refondatrice de la Société de demain»
Acte 3 : «Intellectualiser le chômage ne fait pas avancer le schmilblick»
Acte 4 : «Entretenir les mythes de la Valeur Travail, coûte que coûte»
Acte 5 : «Quarante ans de destruction de la Valeur Travail»
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