[...] On nous dit qu’il manque vingt mille infirmières en France pour faire tourner les hôpitaux. Cela oblige à fermer des services entiers et pas seulement pendant les vacances... Il paraît qu’ils ferment des salles d’opération... et même des hôpitaux.
— Je croyais qu’il y en avait cinquante mille en âge de travailler et qui ont abandonné le métier ?
— Exact, il a d’ailleurs été question de les faire revenir... Mais c’est comme l’Arlésienne, on les attend toujours... Les Espagnoles aussi... elles sont venues faire un petit tour, ont appris un peu le français... elles n’ont pas fait long feu...
— Mais pourquoi elles ne restent pas ?
— On peut certes fantasmer sur les motivations les plus nobles, comme l’élevage des enfants, mais en ces temps de chômage massif des femmes il y a fort à parier que cela concerne une minorité d’entre elles. Alors ? Pourquoi un si beau métier (là je suis sérieuse, ce serait sûrement le plus noble si les conditions étaient meilleures) attire-t-il si peu la foule des sans travail, sans espoir, sans avenir ? Un si beau métier avec une garantie d’emploi qui ne s’est quasiment jamais démentie depuis les presque quarante ans que je le fréquente assidûment, ne fait toujours pas le plein !
[...] Mais je croyais qu’ils avaient ouvert de nouvelles places dans les écoles ?
— Ah oui, parlons-en ! Cela fait partie de leurs effets d’annonce. Je me souviens d’un certain Mattei Jean-François, ministre de la Maladie, je crois, qui avait osé déclarer lors du salon infirmier que, si la baisse démographique des médecins l’inquiétait vraiment, il ne se faisait pas de souci pour la pénurie d’infirmières, qu’il suffirait d’ouvrir quelques places supplémentaires dans les écoles et que le tour serait joué !
— Et alors ? ça a marché ?
— Pas vraiment, ça se saurait... Là encore nous cultivons l’art du paradoxe... Plus ça va, plus les conditions d’accès sont sélectives. Sous prétexte d’élever le niveau scolaire, de plus en plus de personnes motivées restent à la porte. On ne fait pas le plein dans les écoles, loin de là, et quasiment la moitié de ceux qui ont réussi à passer le barrage ne vont pas au bout des études. C’est un gâchis considérable. Rien d’étonnant dans ces conditions que les «oies blanches» qui constituent traditionnellement le cheptel de ces écoles professionnelles, bien que d’une extrême bonne volonté, soient de plus en plus difficile à «gaver». Elles se révèlent nettement moins malléables, taillables et corvéables que leurs aînées, mais surtout elles ne supportent pas du tout la frustration. Si j’en crois ma déjà longue fréquentation de ce métier, ô combien riche soit dit en passant, tout concourt à vider, à mesure qu’on le remplit, ce tonneau des Danaïdes.
— C’est plutôt inquiétant pour la relève...
— En effet, parce que la frustration n’est pas près d’être éradiquée des hôpitaux. C’est pire qu’une bactérie multi-résistante. De plus les «vieilles» professionnelles en ont ras le bol d’être jugées de moins en moins «rentables» par l’institution malgré une absence indécente de progression des salaires. Elles sont une exception dans le paysage puisque on attribue une durée de vie moyenne de cinq à huit ans aux infirmières selon la situation géographique. De plus, au fur et à mesure que passent les années, à l’inverse du pinard, elles sont de plus en plus périssables. Nos gestionnaires n’ont aucun respect pour leur expérience qui constitue pourtant la seule véritable compétence. Ils ne cessent de déplorer leur manque d’appétence pour les paperasses et pour la «traçabilité» de leurs actes, nouvelles et archi-chonophages «activités afférentes aux soins». Comment peuvent-ils imaginer qu’après tant d’années passées à soigner, lever, laver, retenir, soutenir, espérer, désespérer et malgré tout accompagner... Comment peut-on leur demander de se transformer en gestionnaires des clients, en bouffeuses de protocoles, en bricoleuses de procédures ? [...]
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