La voix est métallique, le phrasé précis. Simon détaille ses fonctions. Il est psychologue, spécialisé dans cette matière première qu’on appelle les «ressources humaines». Un technicien zélé au service d’une grande entreprise franco-allemande, un rouage efficace dans la machine à contrôler, galvaniser, voire dégraisser les troupes. Manipulation, mode d’emploi. Tandis qu’il explique, de jeunes cadres hantent l’image, silhouettes noires et blêmes dans un décor d’une blancheur clinique, tels des corbeaux dans un laboratoire.
Dès cette première scène, l’intention de Nicolas Klotz et de sa complice, la scénariste Elisabeth Perceval, apparaît clairement. Il s’agit, en adaptant assez fidèlement le récit de François Emmanuel [1], de dénoncer la broyeuse libérale, comme il avait été question de la condition des SDF dans "Paria" et du sort réservé aux sans-papiers dans "La Blessure", les deux premiers volets d’un triptyque sur la société contemporaine, fictions nourries d’enquêtes documentaires. Mais si ce film singulier est ouvertement politique, il creuse son sujet bien au-delà du pamphlet.
Simon, donc, excelle à repérer les maillons faibles de la chaîne de production et à faciliter leur élimination. On lui confie une mission «délicate» : enquêter sur l’un des dirigeants, Mathias Jüst, dont le comportement dépressif devient préoccupant. C’est le début, pour le psychologue, d’une déchirante découverte de ses responsabilités et, partant, de sa propre humanité. Car Mathias Jüst, comme Karl Rose, le directeur qui a commandé l’enquête, est, à proprement parler, un enfant du nazisme. C’est la pierre angulaire du film, le pivot d’une réflexion complexe sur les rapports entre le contexte socio-économique d’aujourd’hui et les aspects les plus sombres de l’histoire occidentale. En effet, au cours de son investigation, Simon reçoit d’un mystérieux correspondant une note de 1942 qui décrit avec une froide précision comment améliorer le rendement de l’extermination. Des mots vidés de leur effroyable substance pour permettre l’obéissance et l’efficacité. Des mots qui font un troublant écho au langage «managérial» d’aujourd’hui et au travail quotidien de Simon.
Il ne s’agit pourtant pas ici de confondre le libéralisme avec l’horreur nationale-socialiste, mais bien de donner à voir et à penser la manière glaçante dont l’idéologie d’aujourd’hui s’inscrit dans une continuité historique, et ce que nos sociétés portent en elles de violence organisée et anonyme.
Etude du langage en tant que puissante arme idéologique et siège suprême du pouvoir dans lequel l’homme n’est plus qu’une «unité», une «pièce», le film est le fascinant portrait d’un milieu. Mathieu Amalric, regard insondable, endosse avec intensité les tourments de ce cadre au départ si semblable aux autres, rivaux implacables partagés entre conformisme étroit et animalité viscérale. Michael Lonsdale et Jean-Pierre Kalfon, eux, incarnent les grands patrons avec une opacité jubilatoire. Dans ce puzzle intrigant, thriller politique et psychologique fait de longues séquences tout en clairs-obscurs, chaque gros plan sur un corps, sur les éclats tranchants d’une «rave» ou la grisaille ouatée d’un bureau suggère un glissement du réel, à la limite de l’étrange. Une formidable expérience.
[1] "La Question humaine" de François Emmanuel, chez Stock (2000).
Cécile Mury pour Télérama
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