En mars 2007, Calida, propriétaire suisse d'Aubade depuis deux ans, a fermé un de ses sites, celui de La Trimouille, supprimé 134 emplois et regroupé la centaine de salariés restants à l'usine de Saint-Savin, afin de délocaliser définitivement sa production en Tunisie.
Depuis, Robin Donatienne «ne sait plus quoi faire». Elle a des problèmes de santé et ses 500 € mensuels du chômage sont «durs, durs» à gérer. (...) Même si le taux de chômage du département est inférieur à celui de la moyenne nationale, difficile pour une ouvrière non qualifiée de retrouver du travail. La cellule de reclassement mise en place par la direction de l'entreprise a été dissoute le 27 juin sans avoir réussi à lui redonner espoir, pas plus qu'aux autres ouvrières restées sur le carreau. Selon Calida — surnommé depuis dans les villages «Al-Calida» —, 70% ont trouvé une solution, CDI, CDD, formation, création d'entreprise, etc... 48%, rectifie la sous-préfecture de Montmorillon.
L'avenir ? Les maisons de retraite, les personnes âgées, les ménages. Devenir ADMR, aide à domicile en milieu rural. Le pays du Montmorillonnais est vieillissant : 28,7% de la population (35.000 habitants) ont plus de 60 ans. «Il y a de la demande», estime le député socialiste Jean-Michel Clément. Mais pour les «filles» qui ont manié toute leur vie de la dentelle de luxe, «torcher les vieux», «laver les chiottes», c'est une humiliation. Elles le disent : elles ont «socialement régressé». «C'est vrai, ces métiers sont peu valorisants», reconnaît le député. «Mais il n'y a pas de sous-métier», tempère Christine Collin, 44 ans dont vingt-cinq à Aubade, aujourd'hui ADMR.
Les élus ne peuvent que constater les ravages psychologiques de cette délocalisation. Au-delà de l'impact économique sur le «pays» — les commerçants de La Trimouille (1.000 habitants) ont perdu 20% de leur chiffre d'affaires —, «le lien social entre les ouvrières a disparu, regrette Yves Bouloux, président de la communauté de communes du Montmorillonnais. Une délocalisation, c'est destructurant.» «Il y avait du co-voiturage", se souvient Jean-Marie Rousse, maire socialiste de Saint-Savin (1.000 habitants). Mais voilà, certaines qui ne savent pas conduire ont refusé de se faire payer le permis par Aubade, préférant «s'enterrer» chez elles, s'isoler du village et des copines. Les ex d'Aubade ne se voient presque plus, ne se donnent plus de nouvelles. Le deuil s'éternise. La galette des rois, le 1er janvier, a réuni une petite vingtaine d'anciennes collègues. «Celles qui sont restées à l'usine ne me disent pas bonjour dans la rue», assure Gaëlle Léger, 32 ans, licenciée après six années à Aubade. «Ça fait mal après tout ce temps passé ensemble.»
Chez les rescapées du plan social aussi, il y a de la rancœur. A l'usine de Saint-Savin, les copines sont parties, les rires aussi. «Quand je croise une ancienne collègue au village, raconte Brigitte Pereis, 48 ans dont trente-deux "sacrifiés" pour la marque, j'évite de demander : "Qu'est-ce que tu deviens ?"» «On se sent presque coupable d'être restée», déplore Michèle Rat, 48 ans dont trente et un de maison. Et pourtant, «on était une grande famille», rappelle Monique Guéraud, 56 ans, la doyenne de l'usine avec ses trente-sept années au service de la marque.
Le responsable, pour elles ? Le propriétaire d'Aubade, le Suisse Félix Sulzberger, PDG de Calida, accusé par ses ex-ouvrières d'avoir «volé» le savoir-faire des Françaises pour le donner aux Tunisiennes. «Les pauvres. On leur en a voulu, reconnaît Brigitte Pereis. Mais en fait, c'est pas de leur faute : elles sont exploitées.»
Les Françaises ne connaissent pas grand-chose de la vie de celles qui les ont remplacées. Elles n'ont jamais cherché à savoir. De l'autre côté de la Méditerranée, en Tunisie, à Ksar Hellal (45.000 habitants), à une vingtaine de kilomètres de la ville balnéaire de Monastir, l'usine Azur, filiale d'Aubade, n'a rien de glamour. Un bâtiment blanc quelconque, le long d'une route cabossée, qui abrite du soleil cuisant près de 230 employés.
12h30. L'heure de déjeuner. Une demi-heure, pas plus. Ce sera l'unique pause de la journée. A la sortie de l'usine, une étudiante s'avance vers les ouvrières. Elle a préparé des sandwichs pour quelques centimes de dinar. Une cinquantaine de jeunes filles, en blouse rose vif, se reposent sous les oliviers encerclés de… poubelles. Le terrain qui entoure l'usine est un vrai dépotoir, les ordures en tout genre s'accumulent. Un paradis pour les poules et les moutons. Au milieu de ce décorum, certaines avalent une petite salade méchouia dans une gamelle. Pas de couverts : elles mangent avec les doigts. A la fin du repas, une vieille dame leur sert du thé à la menthe.
La direction de la filiale d'Aubade a donné instruction aux ouvrières de ne pas nous parler. «Elles ne sont intellectuellement pas capables», explique avec le sourire une responsable à l'entrée du site. Certaines acceptent tout de même de raconter leur vie, «mais ne citez pas notre nom, on ne veut pas être virées», supplie l'une d'elles. «Les Français viennent exploiter notre misère, on le sait, mais ils nous donnent quand même un travail», assure une autre.
A l'usine, c'est neuf heures par jour, quarante-huit heures par semaine, un samedi sur deux, vingt et un jours de vacances par an. L'ouvrière est payée un peu moins de 9 € par jour (environ 200 € par mois), ce que gagnait une Française en une heure (1.000 € par mois). A l'intérieur de l'usine réfrigérée, «c'est beaucoup de pression», souligne une jeune fille. Elles n'ont pas le droit de parler entre elles, les cinq prières quotidiennes sont proscrites, les téléphones portables interdits. «Un jour, raconte un ouvrier, une fille est allée voir la responsable, les larmes aux yeux, pour lui demander de partir : un de ses parents n'allait pas bien. La chef lui a répondu : "Tu as donc utilisé ton portable". Elle a démissionné.»
=> Lire la suite de cet excellent reportage du Monde
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