En effet, l’ex-premier ministre, poète, a eu l’idée en août 2005 de rétablir l’apprentissage à partir de 14 ans, et le travail de nuit et du dimanche à partir de 15 ans (au lieu de 18). Le jeune garçon tremble comme une feuille, ne sait pas ce qu’est un «inspecteur du travail», croit que je suis là pour le contrôler, voire le noter. Il est en train de faire sa mise en place pour le soir, c’est-à-dire qu’il épluche des carottes. Il est 15 heures, ce dimanche, il devrait être parti depuis 14 heures.
Mais le chef a dû lui dire de «finir». Là, sous les néons, entouré de carrelages blancs cassés et glissants, il est concentré sur sa tâche, des kilos de carottes non épluchées à sa main gauche, et ses gestes maladroits pour augmenter le tas à sa main droite. Il a peur, le gamin, il aimerait sortir, il fait un beau ciel bleu, au-dessus, dehors.
J’ai regardé sa fiche de paie : 169 heures, 333 €. La première année, l’apprentissage, ça ne rapporte pas lourd, 25% du Smic. La troisième année non plus, seulement 85% du Smic. C’est pour cela qu’en France deux apprentis sur trois ne terminent jamais leur apprentissage. D’autant que le gamin, en vérité, il ne fait pas 169 heures mais plutôt 200, si ce n’est plus. Pour apprendre à travailler plus, n’est-ce pas, il faut, comme dit son chef, «en baver». Plus, et plus tôt.
Nous sommes dans le secteur de la restauration, où travaillent 800.000 personnes. Bien qu’il ne soit pas soumis à la concurrence internationale (ce n’est pas le commis de cuisine chinois qui nous fait de l’ombre), ce secteur connaît le plus fort niveau de travail dissimulé, les horaires de travail les plus longs, les salaires les plus bas, la flexibilité la plus fréquente et les infractions graves au Droit du travail les plus nombreuses. Au restaurant La Grande Armée, au pied de l’Arc de triomphe, à Paris, neuf cuisiniers, plongeurs, barmans «sans-papiers» ont été utilisés comme esclaves modernes à raison de 11 heures par jour sans congés et sans pause.
Le contingent annuel d’heures supplémentaires a été porté par M. François Fillon de 130 à 180 heures, puis à 220 heures, avec possibilité de dérogation «par accord» syndical. Dans la branche des hôtels cafés restaurants (HCR), un accord permet d’en effectuer 360 par an. Cela revient à repousser le seuil de déclenchement de la majoration de 100% due, en principe, pour chaque heure supplémentaire au-delà du contingent. A travailler plus sans gagner plus.
M. André Daguin, célèbre patron de la restauration, a une vision bien particulière du métier. Parlant à ses pairs, à l’université du Mouvement des entreprises de France (Medef) de Jouy-en-Josas le 30 août 2004, il leur donnait des leçons : «Vous devez être ceux qui menacent, pas ceux qui sont menacés. Vos dents doivent rayer le parquet. L’indulgence est comme la pitié, elle vous déshonore et elle déshonore aussi ceux qui en bénéficient. La société a besoin de durs, pas de mous. L’ennui, c’est qu’il y en a beaucoup, des mous, beaucoup trop. Il faut arrêter de reculer le moment de l’effort. Ne soyez pas indulgents avec vos salariés. Il y a tout plein de “bacs+12” qui sont infoutus de travailler, ils ne sont même pas capables de trouver un balai pour faire le ménage. Quand on doit licencier quelqu’un, il ne faut pas cacher la vérité. Vous savez, c’est aussi difficile pour celui qui coupe que pour celui qui est coupé. Moi, je préfère les assassins aux escrocs : les escrocs, les gens les trouvent sympas. Les assassins, non, évidemment ; mais pourtant, ils ont un grand mérite, c’est de ne pas être hypocrites.»
C’était deux jours avant l’assassinat de deux inspecteurs du travail à Saussignac, en Dordogne, et un jour avant que M. Daguin ne soit récompensé par le président Jacques Chirac, qui le nomma au Conseil économique et social.
Gérard Filoche pour Le Monde Diplomatique
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