Il y a dans ce couloir bleu délavé d’hôpital, tout au fond, près d’une porte, une étiquette presque saugrenue : «Consultation souffrance et travail». Comme il pourrait y avoir «service de kinésithérapie» ou «salle des scanners». La psychanalyste Marie Pezé a ouvert la première consultation du genre en 1997, à l’hôpital de Nanterre (Hauts-de-Seine). A sa suite, une vingtaine sont nées en France, qui tentent de soigner les maux du travail.
«Névroses post-traumatiques, qu’on ne voyait que sur des victimes d’attentats, effondrements anxio-dépressifs, bouffées délirantes… depuis dix ou quinze ans, nous sommes confrontés à des tableaux d’une telle gravité qu’on ne peut plus les attribuer à la fragilité d’un individu. Ces pathologies existaient mais elles se sont systématisées. Elles touchent des catégories professionnelles qu’elles ne concernaient pas, hommes et femmes. Je suis persuadée que nous aurons bientôt à faire face à des cas de sabotage, à de graves violences entre collègues.» Depuis plus de dix ans, les patients sont venus s’asseoir dans ce bureau, sous les posters d’écorchés du corps humain. Ils ont montré leur corps abîmé, livré leur histoire au travail. Marie Pezé en a fait un livre, qui sort aujourd’hui.
Peur. Est-ce par lâcheté ? En le lisant, on refuse d’abord de croire certains des récits. Impensable, ce guide de management qu’une patiente, cadre d’entreprise, lui aurait remis et qui prône le management par la peur et la fascination ! La psychanalyste sourit, sort de son armoire en métal un exemplaire photocopié du guide. On lit : «Si vous utilisez la peur comme moyen de motivation — ce qui est votre droit — vous serez confronté à une situation difficile. 1) Vous devrez entretenir la motivation par la peur tout le temps, 2) Intensifier la peur systématiquement, 3) Faire très attention à ce que la peur ne se transforme pas en panique.» Mais tout de même, cette femme violée par deux collègues sans que personne ne les dénonce ? «Mon livre n’est pas une galerie de cas extrêmes. Je ne soigne pas de victimes de pervers narcissiques, mais d’une idéologie productiviste qui conduit à des stratégies de défense collectives parfois violentes [bizutage, alcoolisme… ndlr], à la mise au ban d’un collègue — ce que j’appelle la mise en scène de la disparition du salarié —, au silence face aux agressions sexuelles, nombreuses. Regardez cette femme à qui ses collègues hommes ont mis la photo d’une vulve en fond d’écran ! Et ce n’est pas avec des discours lénifiants sur «le stress au travail», ou avec des rapports qui préconisent de trouver de nouveaux indicateurs (1) pour mieux se concentrer sur les chiffres et oublier la subjectivité des individus, qu’on expliquera cette souffrance.»
Ce mardi d’août, une femme vient à la consultation de Marie Pezé. Elle a perdu ses cheveux, elle porte une perruque. Appelons-la Nathalie. Il y a quelques mois encore, Nathalie était responsable des caissières d’un hypermarché. Cas typique, explique Marie Pezé. Sa direction lui a demandé de harceler ses collègues, de fabriquer des fautes pour pouvoir les licencier. Elle a marché. Jusqu’à se faire harceler, puis être licenciée à son tour. Nathalie n’a pas encore retrouvé du travail. Elle souffre à chaque fois qu’elle entend à la radio le jingle publicitaire de l’enseigne pour laquelle elle a travaillé. «Il n’y a pas les méchants d’un côté, les bons de l’autre. Mais certaines organisations du travail s’appuient sur cette capacité que nous possédons tous de banaliser la cruauté que nous faisons subir aux autres, parce que nous avons peur de perdre notre emploi, parce que nous élevons seules nos enfants… On a tous fermé les yeux, refusé de déjeuner avec quelqu’un parce qu’il était mal vu par la direction, pas réagi quand un collègue se faisait humilier.»
Dans la salle de repos de l’hôpital de Nanterre, une demi-douzaine de plaquettes de chocolat. La psychanalyste plaisante : «Je ne vois pas comment on pourrait tenir sans !» Et Marie Pezé n’a pas toujours tenu.
«Interrogatoire». Comme ses patients, elle a craqué. «Décompensé», dit-elle. Pendant des années, elle voit des cadres qui lui racontent les techniques d’interrogatoire du salarié qui se calquent sur les «méthodes de déstabilisation de l’interrogatoire policier». Des assistantes contraintes de coller les timbres de leur patron à 4 millimètres du bord de l’enveloppe, double-décimètre à l’appui. Des femmes qui suppriment jupes, bijoux et cheveux longs pour effacer leur féminité, jusqu’à, parfois, ne plus avoir de règles.
En 2002, «tout à coup, c’était trop. Je n’avais pas vu venir l’épuisement». Son canal cervical se rétrécit et comprime sa moelle épinière. «J’avais perdu l’odorat, le goût, tous mes secteurs d’expression.» Peu à peu, elle ne peut plus écrire. Le cauchemar dure trois ans. Aujourd’hui, Marie Pezé dit qu’elle est«totalement biochimique». «Je prends les mêmes médicaments que mes patients. C’est un avantage. Je sais ce qu’ils vivent.»
Ce mardi, la prochaine patiente est à 14 heures. Une de ces ouvrières, nombreuses, selon Marie Pezé, pour qui les managers ont tout prévu. Même la crise de nerfs. «Elles ont leur barrette de Lexomil dans la poche de leur blouse. Quand, à force de répéter à l’infini les mêmes gestes, toujours plus vite, elles craquent, elles s’allongent sur le brancard prévu à cet effet, avalent une demi-barette.» Et reprennent leur travail.
(1) En mars, le rapport Nasse-Légeron sur les risques psychosociaux au travail a été remis au gouvernement. Il recommande de créer de nouveaux indicateurs et de lancer une étude nationale sur le stress au travail.
Sonya Faure pour Libération
Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, journal de la consultation «Souffrance et Travail» 1997-2008 par Marie PEZÉ - Editions Pearson - 204 p - 17 €.
Le titre est le même que celui du documentaire de Marc-Antoine Roudil, Sophie Bruneau, sorti en 2006, qui filmaient notamment la consultation de l'auteure.
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