Anticipant les dépressions et troubles mentaux à venir, dès 2008, l’OMS invitait à ne «pas sous-estimer les turbulences et les conséquences probables de la crise financière». A l’époque, c’est aux Etats-Unis que les centres d'appels de prévention des suicides connaissaient un important regain d'activité au rythme des fermetures d’usines et menaces d’expulsions. Aujourd’hui, c’est l’Europe qui y est confrontée.
Selon une étude sur “Le suicide en Italie en temps de crise” menée par l’Association de recherches économiques et sociales (Eures), le nombre de suicides ne cesse d'augmenter. Les chômeurs sont les plus touchés avec 362 décès en 2010 — un par jour ! Parmi eux, 272 venaient de perdre leur emploi —, ce qui représente une très forte augmentation par rapport aux chiffres des années précédentes : 270 par an en moyenne. Une hécatombe qui se déroule dans le silence le plus complet.
Les suicides de patrons, plus médiatisés
Les chefs d'entreprise et les travailleurs indépendants sont eux aussi beaucoup plus nombreux à mettre fin à leurs jours. Globalement, les hommes entre 45 et 64 ans sont particulièrement touchés par le phénomène. Certaines affaires ont fait grand bruit : le 12 décembre dernier, Giovanni Schiavon, 59 ans, s’est tiré une balle dans la tête dans son bureau. Sa société était certes endettée, mais l’Etat lui devait 250.000 euros.
Daniele Marini, directeur de la Fondation Nordest qui étudie le développement économique et social de la région, explique que s’il est «difficile d’établir un portrait type de ces chefs d’entreprise, on peut dégager cependant quelques caractéristiques communes». «La première est la dimension modeste, sinon minime de leurs entreprises qui, en majorité, exercent leur activité dans des secteurs établis tels que la construction, le petit artisanat et autres. Ensuite le fait que, dans un système où une PME du Nord-Est fait appel en moyenne à 274 fournisseurs, lesquels réalisent généralement à 80% le produit fini, toutes les PME sont étroitement liées les unes aux autres.»
L'étude de l’Association de recherches économique et sociales juge «très élevé» le risque de suicide chez les Italiens directement exposés aux conséquences de la crise. Ving trois suicides de petits entrepreneurs ont été recensés depuis le 1er janvier 2012 dont neuf en Vénétie, la riche région du nord-est de l'Italie où se trouve le siège de la CGIA, un syndicat de petits entrepreneurs et d'artisan.
Des suicides politiques ?
«Ces suicides sont un véritable cri d'alarme lancé par ceux qui n'en peuvent plus. Les taxes, les impôts, la bureaucratie, l'absence de crédits, les retards dans les paiements ont créé un climat hostile qui pénalise les entrepreneurs», a déclaré Giuseppe Bortolussi, secrétaire de la CGIA, cité par les médias italiens. Un réseau d’aide psychologique vient d’être mis en place à l’initiative d’un entrepreneur de la Vénétie, région qui concentre le plus de petites entreprises. Et mercredi, un millier de personnes ont défilé à Rome pour protester contre les suicides entraînés par la crise économique.
En Grèce, le suicide en public d’un pharmacien retraité à Athènes au début du mois d’avril avait suscité une vive émotion dans tout le pays. Un suicide qualifié de «politique» par l’hebdomadaire To Ethnos (Le peuple) : «Politique, d’abord par le choix du lieu ou s’est déroulée la tragédie. La place Syntagma, un lieu hautement symbolique, en face du Parlement, où les représentants du peuple déterminent le sort du pays en votant des lois d’austérité qui détruisent la vie de millions de Grecs. Ensuite par la décision de faire de ce geste, qui habituellement s’accomplit dans la solitude d’un lieu privé, un acte public – presque un sacrifice devant la foule, pour que ce désespoir puisse toucher la société tout entière». En Grèce, le taux de suicides a bondi de 45% entre 2010 et 2011.
Des suicides individuels, signature collective d'un malaise social
Dès 1897, dans son livre “Le Suicide”, le sociologue Emile Durkheim décrivait comme «un fait connu que les crises économiques ont sur le penchant au suicide une influence aggravante», prenant pour exemple la crise financière qui frappa Vienne en 1873. Aussitôt le nombre des suicides s'éleva. «On n'a pas oublié non plus, écrit-il, le fameux krach qui se produisit à la Bourse de Paris pendant l'hiver de 1882. Les conséquences s'en firent sentir non seulement à Paris, mais dans toute la France.»
Si le suicide garde naturellement sa part d’ombre en tant que meurtre d’une identité individuelle, l’argumentation de Durkheim est encore d’actualité dans la crise financière qui frappe le monde entier, et l’Europe en particulier : «Le chiffre des faillites est un baromètre qui reflète avec une suffisante sensibilité les variations par lesquelles passe la vie économique. Quand, d'une année à l'autre, elles deviennent brusquement plus nombreuses, on peut être assuré qu'il s'est produit une grave perturbation».
C’est le versant autodestructeur des sociétés modernes incapables de répondre à la désespérance sociale qu’elles produisent. Une vague de suicides parmi les chômeurs renvoyant à «l'apparente détermination des dirigeants européens à commettre un suicide économique pour le continent entier», selon l'expression du chroniqueur du New-York Times Paul Krugman. Un symptôme social, ou comment l’arme symbolique de centaines de suicides accomplis séparément par des personnes qui ne se connaissent pas finit par s’apparenter à une signature collective.
(Source : Marianne)
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