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Le CNE, seize mois après

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Seize mois après sa création, le contrat nouvelle embauche est devenu le quotidien de centaines de milliers de salariés. Reportage, en Meurthe-et-Moselle, dans les pas d’un juriste de la CFDT.

Son bureau est un amas de dossiers. (...) Toujours pressé, débordé, Régis Abdoul-Lorite est responsable du service juridique de l’union départementale CFDT de Meurthe-et-Moselle. Il s’occupe d’environ 300 dossiers par an : des salariés mécontents, abusés, licenciés qu’il mène aux prud’hommes.

Depuis quelques mois, débarquent dans son bureau de plus en plus de signataires d’un contrat nouvelle embauche (CNE), «un à deux par semaine». «Et ça ne fait que commencer», dit-il. Lui qui a déjà gagné deux affaires à Lunéville, l’une pour cinq salariés du bazar Follenvie, l’autre pour le dessinateur d’un bureau d’études, il a choisi de les recevoir en priorité. Il a une quinzaine de cas en cours, surtout dans le bâtiment et le petit commerce. C’est son combat, au quotidien, éminemment «politique». «On ne l’a pas gagné dans la rue, il faut le faire sur le terrain juridique.»

10 heures, Nancy, «l’avenir tombe à l’eau»

Fateh et Joël arrivent ensemble. Salariés du bâtiment, ils ont tous deux engagé une procédure pour contester leur licenciement. Le premier, quarante ans, Algérien, a travaillé avec un CNE à temps partiel pour une entreprise d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) déjà condamnée pour travail au noir. Au décès de son père, il a demandé à assister aux obsèques en Algérie. Congé accepté. Mais, au retour, le patron l’accuse d’abandon de poste. Le licencie. Fateh veut «seulement (son) droit» : «Ce n’est pas des patrons, c’est des voyous, des crapules, sans dignité, sans pitié.»
Le second a été embauché comme intérimaire pendant cinq mois et demi avant de signer un CNE début janvier. Le 22 mai, il reçoit une lettre de rupture non motivée. Depuis, dit-il, à quarante-six ans, il «fait une descente aux enfers». Dans la salle de réunion, son blouson rouge sur le dos, les mains posées sur la table, sous le regard de Fateh et de Régis, ses paroles flottent, puis s’égouttent lentement dans le silence. «Au départ, j’ai refusé le CNE, je n’avais pas confiance. Le patron m’a dit de ne pas m’inquiéter, que c’était juste pour la forme. Il m’a parlé de primes, de logement à louer. Ma femme m’a dit : "C’est l’occasion de changer d’appartement." On en a pris un plus grand, j’ai lâché ma vieille Opel, acheté une nouvelle voiture, pris un crédit. Avec 1.300 € net par mois, c’était la vie rêvée. J’ai tout misé sur ce patron, je me suis investi à fond. J’ai espéré rester jusqu’à la retraite.»

Joël affirme qu’il a fait «250» heures supplémentaires, que son patron, pressant, l’appelait tout le temps. «Il fallait être toujours disponible.» Par deux fois, il refuse de rallonger sa journée. La sanction est quasi immédiate : «J’ai cassé ton contrat, tu peux rentrer chez toi, je suis dans mon droit, j’ai pas d’explication à te donner. Et si jamais t’es embêté au chômage, tu viendras faire du black.» Il secoue à peine la tête, écarte un peu les bras, à la fois désolé et chagrin. Il répète : «On doit respecter sa parole.» Question d’honneur, de principe. Joël : «Le moral en a pris un coup. Tout s’écroule. Ma femme me dit qu’il vaut mieux qu’on se sépare. Parce qu’il y a toujours des conflits. J’ai des problèmes d’estomac, je ne dors plus très bien. J’essaie de me calmer, je joue aux échecs. Mais c’est pas normal, on peut pas tromper la confiance des gens. L’avenir tombe à l’eau. Encore une fois.»

13 heures, Bar-le-Duc, hot line syndicale

Temps mort. Régis Abdoul-Lorite écoute son répondeur. Une jeune femme a laissé un message. Elle a obtenu son numéro de portable par un ami. Encore un CNE. Elle aurait été licenciée alors qu’elle venait de demander un congé parental.

15 heures, Stabilo bleu et doigt levé. Régis Abdoul-Lorite est en avance pour l’audience des prud’hommes. Il en profite pour relire le dossier, surligner ses conclusions au Stabilo bleu. «Ça ira vite, l’employeur ne viendra pas.» Cité par voie d’huissier, il est injoignable. Le conseil arrive, médaille dorée pour le président, argentée pour les trois autres, retenue autour du cou par le traditionnel ruban bleu et rouge. Gérard est présent, rasé de près, blouson beige impeccable. Il murmure à son «avocat» : «J’ai jamais eu de fiche de paie, rien.» Régis le sait déjà, acquiesce.
Gérard, cinquante-six ans, électricien polyvalent, a signé un CNE dans une entreprise de bâtiment, il a travaillé deux mois et demi, n’a jamais été payé. Il n’a reçu qu’un chèque de «336 euros», il était en bois. Bientôt, Régis se tient à la barre, revient vers ses notes, va-et-vient théâtral et mesuré. À propos du patron : «On est face à quelqu’un de très particulier. Il n’est pas venu à la conciliation, il n’est pas à l’audience, il ne va même pas chercher les lettres recommandées.» Gérard écoute, dodeline de la tête. Puis, comme un écolier, tend le doigt pour demander la parole. Au président, il précise : «Le chèque, je l’ai présenté une deuxième fois, et là il est passé. Il faut déduire ça des indemnités demandées.»

17 h 30, Nancy, retour à l’UD

Régis Abdoul-Lorite rallume son portable, il sonne aussitôt. Il reprend tous les courriers préparés par sa secrétaire. Et poursuit la démonstration. «De quel droit le législateur peut-il se permettre de bafouer les règles internationales ratifiées par l’État, et donc par le peuple français ?» Le nez sur ses dossiers, son stylo à la main, Régis cite même Victor Hugo : «Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là.» Poursuit avec David contre Goliath, le lièvre et la tortue. Entre lui et Villepin, son «but est seulement d’arriver le premier».

Le lendemain, 10 heures, Lunéville

Ils sont quatre réunis dans l’ancienne école maternelle reconvertie en maison des syndicats. Quatre à avoir, là encore, signé des CNE avant d’être licenciés sans motif, et à avoir engagé une procédure aux prud’hommes de Lunéville. Christophe et Isabelle étaient collègues du bazar Follenvie, Gérard était dessinateur dans un bureau d’études, Chantal, boulangère. Les premiers ont vécu les humiliations devant les clients, les heures supplémentaires non payées. Christophe a été licencié après un congé paternité, Isabelle le jour de son arrêt maladie. Gérard, lui, a subi la mésentente avec sa responsable, parle d’humiliation. Et Chantal a trouvé sa lettre de rupture au retour de son voyage de noces, treize mois après son embauche. «Je revenais de Madère, des fleurs plein la tête.» Ils échangent, comparent, se retrouvent.

Ils ne sont pas toujours d’accord. Sur le CNE par exemple. Christophe, marqué, souriant mais nerveux, pense que ce contrat peut «permettre à un jeune qui n’a jamais eu d’expérience d’apprendre un métier». Isabelle tique simplement : «Mon grand est en CNE, il a vingt-cinq ans, ça me fait un peu peur.» «Mais un jeune n’a pas à signer une merde pareille, interrompt Chantal, ses certitudes et son sourire, égayé par des perles turquoise autour du cou. Il signe un CDD et on voit s’il fait l’affaire ou non. Point.» Gérard parle en dernier, voix douce, tenant ses lunettes sur la table, l’autre main sur le menton : «Le CNE est moralement inacceptable. Je suis plutôt de gauche, pas très militant. Mais le CNE doit être retiré parce qu’on profite de la faiblesse de certains.»

Leurs histoires, leurs métiers sont différents, leurs réactions aussi. Mais, imperceptiblement, tous distillent un même sentiment, celui, à un moment ou un autre, d’avoir été nié. Isabelle, du bazar Follenvie : «La gérante était toujours sur mon dos, elle me foutait la pression, je craquais tous les midis, je chialais. J’appelais mon mari. Il me disait de faire attention de ne pas perdre ma place. Après le licenciement, je ne mangeais plus, j’en voulais au monde entier. Je ne dormais plus. Pour moi, je ne valais rien.» «À un moment, on n’est rien, de la merde», acquiesce Chantal. Elle, pourtant, va enfin réaliser son rêve, passer son permis poids lourd. Son mari, routier, rêve de l’emmener avec lui. Elle a le regard qui pétille. Chantal dit quand même : «J’étais effondrée, j’ai passé trois jours à pleurer.» Pourquoi ? «Je suis l’employée, elle est ma patronne, elle peut me virer. Mais au moins qu’elle m’explique. Je n’aime pas trop les clichés. Mais là j’ai vraiment eu le sentiment d’être un Kleenex.»

Quotidien du monde du travail ? Ou spécificité du CNE ? Les deux peut-être. Comme si en faisant signer un CNE, l’employeur ne se sentait pas aussi lié à son salarié qu’avec un CDI. Comme s’il ne concrétisait pas la même implication. «Pour embaucher, tu y réfléchis à deux fois, c’est compliqué, raconte Chantal. Dans la tête d’un patron, c’est pas pareil s’il se dit que, de toute façon, il peut le virer quand il veut, sans raison.»

13 heures, Nancy

Bistrot de quartier, face à la cité judiciaire, où Régis Abdoul-Lorite a ses habitudes. Ambiance conviviale, menu du jour. L’audience est à 14 heures au conseil des prud’hommes pour Cécile (1), agent immobilier en CNE, virée, dit-elle, alors qu’elle avait de très bons résultats. Le cédétiste va plaider sur la base de la convention 158 de l’Organisation internationale du travail. La routine. Il prend son dossier, surligne encore, le temps court. Le conseil ne va plus tarder. Mais, avant, «il y a quelque chose» qu’il voudrait ajouter. Ça le turlupine depuis la veille.

Lui, militant socialiste et proche d’Arnaud Montebourg, dit : «Le CNE est l’exemple même de ce que le libéralisme économique veut nous imposer. Il est liberticide parce qu’il nie la loi. Or, dans l’esprit des Lumières, de la République, la loi incarne la liberté individuelle et collective. En dérégulant, on place les gens en situation de non-liberté, parce qu’ils n’ont plus le choix. Le libéralisme économique est une forme d’anarchisme.» Silence. Puis : «C’est ce qui fonde mon travail de tous les jours.» L’assemblée se lève. Début de l’audience.

(1) Le prénom a été changé.

(Source : L'Humanité)

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Mis à jour ( Mercredi, 27 Décembre 2006 19:02 )  

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