L'augmentation des tarifs réglementés de l'électricité est largement la conséquence d'une dérégulation dont la principale justification donnée par les thuriféraires de la libéralisation était, justement, la baisse des prix au bénéfice des consommateurs que la libre concurrence ne manquerait pas d'entraîner.
Pour comprendre cette évolution, il faut prendre en compte les niveaux européen et franco-français. Il peut être utile de rappeler auparavant comment s'établissait le système de prix de l'électricité dans le régime de monopole public.
La pratique des technocrates gaulliens
Dès 1945, le but assigné à EDF était de permettre à tous les Français de bénéficier des bienfaits de la «Fée électricité» à un coût accessible et dans des conditions de fiabilité acceptables. De là découlaient deux traits caractéristiques : fixation par l'Etat de tarifs correspondant aux objectifs de modération et de solidarité, programme intensif d'investissement dans la production et, aussi, dans la distribution. L'Etat, unique actionnaire, n'exigeait pas de voir rémunérer son capital, mais ne souhaitait pas non plus subventionner l'entreprise.
La fixation des tarifs résultait donc d'accords entre la direction d'EDF et l'Etat représenté par la direction de l'énergie du Ministère de l'industrie (DGEMP jusqu'en 2007), officialisés par le Ministre. La stabilité de la direction d'EDF (Marcel Boiteux en fut directeur de 1967 à 1979, puis président de 1979 à 1987), la motivation d'un personnel correctement payé et fier de son entreprise, la satisfaction des consommateurs amenèrent certains commentateurs à considérer qu'EDF était un «Etat dans l'Etat». En réalité, les grands choix stratégiques restaient le privilège du politique comme on le vit lors du virage nucléaire en 1973, à la suite du premier choc pétrolier. EDF se comporta comme un exécutant de qualité exceptionnelle des choix gouvernementaux.
Contrairement aux rumeurs complaisamment diffusées, en particulier par les organisations antinucléaires mais aussi par des doctrinaires du libéralisme, EDF a réalisé les énormes investissements des ses programmes hydroélectrique et nucléaire sans recourir aux subventions de l'Etat. Ces investissements ont été financés soit par autofinancement, soit par le recours à des emprunts (souvent à l'étranger) déjà largement remboursés à l'heure actuelle. Ce sont donc les consommateurs et non les contribuables qui ont financé les investissements.
Par contre, il est vrai que l'actionnaire d'EDF, l'Etat, n'a pratiquement pas reçu, au moins jusqu'en 1997, de dividendes ni bénéficié de l'impôt sur les sociétés, EDF voyant son chiffre d'affaires croître rapidement tout en n'affichant que très peu de bénéfices. Implicitement, ceci signifiait que, les consommateurs ayant financé les investissements, c'était eux qui profitaient de la santé de l'entreprise par l'intermédiaire de prix de l'électricité attractifs.
Le rêve électrique des eurocrates
Dans le cadre du dogme de la «concurrence libre et non faussée», les fonctionnaires européens du commissariat à la concurrence rêvent sans doute que chaque consommateur européen puisse, à tout moment, décider du fournisseur lui offrant les meilleures conditions de prix.
Malheureusement, la nature du produit électricité, qui ne peut se stocker aisément, se charge de ramener les rêveurs sur terre. On n'envisage pas qu'un consommateur changeant de fournisseur doive aussi voir les lignes électriques qui lui apportent le courant remplacées par d'autres… Cette dure réalité a conduit au premier accroc dans l'application du dogme libéral au secteur électrique : la distribution et le transport d'électricité sont demeurés un service public monopolistique (ErDF et RTE en métropole, SEI dans nos îles).
Le choix du consommateur est donc limité à celui du producteur d'électricité. Peut-on imaginer qu'il passe son temps à rechercher les offres les meilleures ? On voit alors poindre la nécessité d'une couche d'intermédiaires qui négocieront au mieux avec les fournisseurs pour offrir au consommateur un mix optimisé selon ses besoins.
C'est bien évidemment là que se situe l'intérêt des compteurs intelligents. Et, pour que le choix soit le plus large possible, il est important que toutes les ressources de l'UE soient disponibles pour chaque citoyen, et donc que les interconnexions entre les membres de l'Union soient largement renforcées, autant que possible par ces lignes à très haute tension alternative voire continue qui permettent d'espérer la réalisation d'une «plaque de cuivre européenne». Enfin, il y a lieu de s'assurer que les règles de la concurrence sont bien respectées, que les compagnies monopolistes de transport-distribution réalisent bien les investissements nécessaires et que leurs rémunérations soient calculées au plus juste ; d'où la nécessité d'organes de régulation comme, pour la France, la CRE.
Mais le rêve a un coût pour les consommateurs : investissement dans le renforcement des connexions, rémunération des intermédiaires, rémunération des organismes de régulation, rémunérations accrues des hauts dirigeants passant du statut d'agents publics à celui de capitaines d'industrie, rémunération des actionnaires… On ne voit donc pas comment, même dans l'hypothèse d'un fonctionnement fluide de ce vaste ensemble de production et de distribution de l'électricité européenne, les consommateurs européens pourraient, en moyenne, voir baisser leurs factures.
La centrale marginale
Dans le rêve eurocrate, les consommateurs français verront leurs factures augmenter encore plus que celles des autres Européens ; c'est ce qu'on peut appeler le nivellement par le haut. Ceci a été montré de manière magistrale par Marcel Boiteux dans un article paru dans Valeurs actuelles le 27 mai 2010. En résumé, aussi longtemps que chaque pays de l'Union vit plus au moins dans un régime d'autarcie électrique, c'est le coût de la dernière centrale mise en œuvre pour faire face à la demande qui détermine le prix de l'électricité. En France, généralement, cette dernière centrale est une centrale nucléaire (concept de «marginal nucléaire»), dont le coût est très faible.
Dans le reste de l'Europe, et plus particulièrement en Allemagne, ce sont des centrales à gaz ou charbon qui fixent le plus souvent un prix de l'électricité beaucoup plus élevé. Sur la plaque européenne, les centrales marginales seront pratiquement toujours des centrales à gaz ou charbon. Tous les Européens, y compris les Français devront donc payer leur électricité au prix fort. Ceci signifie que la France devra mettre fin au tarif réglementé, au nom de la… concurrence ! Les centrales nucléaires françaises ou autres fourniront toute l'Europe en courant de base à faible coût. Les heureux propriétaires de ces centrales, dont EDF, feront ainsi de très confortables bénéfices. Marcel Boiteux suggère que la rente ainsi dégagée par EDF, après prélèvement de ce qui serait nécessaire à l'investissement par autofinancement, revienne à son actionnaire, l'Etat, pour financer divers programme sociaux comme les retraites. Il ne semble pas que l'Etat prenne un tel chemin.
Les conséquences de l'obligation d'achat
Pour fixer les ordres de grandeur, rappelons que le chiffre d'affaire d'EDF en France est de 34,1 G€ (plus de 66 G€ dans le monde). Pour la seule production (513 TWh), le CA se monte à 21,8 G€ . C'est sur ce chiffre que porte la perspective d'augmentation de prix. A la production, le coût moyen du MWh est donc d'environ 42,5 €. Selon la CRE, le «prix moyen de marché» de l'électricité s'établirait autour de 54,5 €/MWh en 2010. On voit donc que, toutes sources d'électricité comprises, la «rente» d'EDF serait de 12 €/MWh, soit un total de 6,2 G€.
Dès à présent, la rente nucléaire est utilisée pour le soutien aux énergies renouvelables dites nouvelles et à la co-génération, bien au-delà de celui obtenu de la CSPE (Contribution au Service Public de l'Electricité). Selon la CRE, l'obligation d'achat par EDF d'électricité d'origine renouvelable (éolienne, solaire, petite hydraulique, etc.) et, aussi, «co-générée» en sus d'une production de chaleur d'origine fossile, concernera 34,4 TWh pour la métropole continentale, au coût unitaire moyen de 90,2 €/MWh, soit un coût total de l'obligation d'achat de 3,1 G€ (près de 10% du total des ventes d'EDF). Ce coût total devrait être compensé à hauteur de 1,2 G€ par l'officielle CSPE que payent presque tous les consommateurs d'électricité.
Dans le calcul de la compensation, la CRE fait l'hypothèse qu'EDF «évitera» l'achat ou pourra revendre le courant correspondant audit «prix de marché». Ceci n'a jamais été démontré, au contraire, puisqu'on voit plutôt la production nucléaire décroître quand la production renouvelable croît. En réalité, le seul «coût évité» dont on puisse être sûr est le coût du combustible nucléaire non consommé (environ 10 €/MWh). Le «coût caché» de l'obligation d'achat pour EDF est donc de 1,5 M€. De plus, le montant de la CSPE a été limité à 4,5 €/MWh. Cette limitation se traduit par une augmentation de la participation d'EDF de 755 M€. L'obligation d'achat pèsera donc sur les comptes d'EDF au niveau de 2,3 G€ environ en 2010 (non compris le nécessaire renforcement des réseaux de distribution pour accueillir ces «productions décentralisées»).
La prime à l'infidélité
Au moment de la dérégulation, attirés par les tarifs d'annonce des opérateurs alternatifs (Poweo, Direct Energie, GDF-Suez...), un certain nombre de clients industriels abandonnèrent EDF. Au bout d'un an, échaudés par des augmentations de prix qui ont pu dépasser 70%, ils ont obtenu de l'Etat la possibilité de bénéficier à nouveau du parapluie des tarifs réglementés. Sans changer de fournisseur, ces «éligibles repentis» ont la possibilité de revenir au tarif régulé (pratiqué par EDF) seulement majoré de 10 à 23%. C'est le TaRTAM (Tarif Réglementé Transitoire d'Ajustement du Marché). Ce dispositif d'aide aux opérateurs alternatifs est financé par la CUHN (Contribution payée par les producteurs d'électricité Hydraulique et Nucléaire, soit EDF pour 95% et GDF-Suez pour 5%). Elle a constitué une charge supplémentaire de 1,2 G€ pour EDF en 2009. Au total, la mule EDF serait chargée de 3,5 G€ en 2010, soit 16% des 21,8 G€ du chiffre d'affaire de la production. La «rente» d'EDF fond comme neige au soleil. Une situation qui ne pourrait durer… à moins qu'elle ne corresponde à une stratégie volontaire d'affaiblissement d'EDF.
Demain, on dépèce
A l'avenir se profilent :
— avec la loi NOME, la cession (après celle des barrages de la CNR à Electrabel-Suez, en attendant la remise aux enchères des concessions hydrauliques et d'éclairage public) du quart de la production nucléaire, sans dépasser 100 TWh : comparant les 35 €/MWh réclamés comme prix d'achat par Gérard Mestrallet, PDG de GDF-Suez, aux 54,5 €/MWh du marché, le manque à gagner annuel d'EDF serait de 1,95 G€ (s'en tenir aux 42 €/MWh proposés par le PDG d'EDF ramènerait ce manque à gagner à 1,25 G€).
— les engagements du Grenelle à l'horizon 2020 qui obligeront d'acheter ~105 TWh d'électricité "vertueuse" (avec 60% d'éolien et 6% de solaire) dont l'impact financier sur EDF, calculé comme ci-avant, avoisinera (54,5 - 10) x 105 = 4.7 G€.
Le tout représenterait alors une ponction annuelle pouvant atteindre 6,6 milliards d'euros, soit davantage que la «rente» nucléaire.
Le bouc émissaire
Dire la vérité sur la nécessité d'une augmentation des tarifs d'électricité en affirmant qu'elle est due au financement des énergies renouvelables et au soutien aux opérateurs alternatifs n'irait pas dans le sens de l'idéologie dominante, verte et libérale. Alors on invoque un bouc émissaire facile : le nucléaire. Oubliant que c'est lui qui permet d'avoir des prix de l'électricité parmi les plus bas d'Europe, on allègue l'augmentation du coût de l'EPR, passé de 3,3 à 5 G€, alors que celle-ci est assez comparable à la CUHN pour la seule année 2009...
La loi NOME suppose la vente forcée du courant nucléaire pendant 4 ans (jusqu'en décembre 2015, dit-on…). Pendant cette période, la perte subie par EDF serait comprise entre 5 et 8 G€, entre 3 et 5 fois le surcoût du premier EPR français. Et l'on s'abstient soigneusement de parler des conséquences des obligations d'achat... La ficelle est vraiment grosse !
Le consommateur paiera
Quelle entreprise résisterait à de telles ponctions, qui plus est confrontée à la nécessité d'investissements considérables, trop longtemps retardés mais indispensables à l'entretien et au renouvellement de son parc ?
Il faudra donc choisir entre l'abandon de la régulation des prix et les subventions déguisées aux promoteurs d'énergies renouvelables et autres opérateurs alternatifs. A tout le moins, faudrait-il avoir l'honnêteté de financer ces subventions intégralement par la CSPE ou par une autre forme de taxe clairement affichée. Il faut, d'ailleurs, dénoncer l'hypocrisie qui consiste à imposer des obligations d'achat en limitant le montant de la CSPE, masquant ainsi le vrai coût du développement des énergies renouvelables.
Plus généralement, alors que la nation court fébrilement après les milliards, ne s'agit-il pas là d'un monstrueux gâchis ? Il ne grève certes pas le budget de l'Etat (encore que ses dividendes en pâtiront), mais il pèse sur la collectivité nationale (au même titre que les retraites, la sécurité sociale et bien d'autres charges) et accroît l'injustice sociale, car il affecte un service dont nul ne peut se passer.
Les charognards se lèchent déjà les babines
En tous cas, maintenir les tarifs régulés à un niveau intéressant pour le consommateur et continuer à ponctionner le chiffre d'affaires d'EDF, c'est, clairement, saigner cette dernière et lui créer des difficultés de financement insurmontables. On peut se demander si ce n'est pas ce qui est recherché. Il serait alors plus facile de privatiser l'entreprise par appartements : RTE d'abord, découpage et vente d'ErDF ensuite, puis vente aux enchères des centrales nucléaires, comme cela s'est fait aux Etats Unis.
Les eurocrates verraient ainsi leur rêve plus facile à réaliser, les idéologues libéraux pourraient se flatter d'avoir eu raison en affirmant que les entreprises publiques étaient incapables de fonctionner correctement, le Ministre Borloo verrait ses chances de devenir le chef de file d'une galaxie verte-libérale se concrétiser. Même l'Etat pourrait remplir ses caisses par le produit de la vente de ses actions.
Les perdants seraient les consommateurs, tous ceux qui croient encore dans les valeurs républicaines, y compris ceux qui se réclament encore du Général de Gaulle. Les ambitieux projets du Président de la République et du Gouvernement concernant la filière nucléaire tomberaient à l'eau et Henri Proglio devrait, sans doute, démissionner, tandis que le rapport Roussely pourra être jeté à la poubelle.
Hervé Nifenecker et François Poizat de "Sauvons le climat" pour L'Expansion
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