Jean-Michel Aphatie. Alain Duhamel. Jean-Pierre Elkabbach. Yves Calvi. Thierry Guerrier. William Leymergie. Dominique Seux. Eric Zemmour. Etc. Chaque matin, ils sont quelques-uns à traduire l'humeur de la France, sur nos écrans télé et nos postes de radio. Ils sont censés être les médiateurs, le pouls du pays. Et ils ne se privent pas de le rappeler, en donnant du «Les Français pensent que…», «Pour les Français, il est clair que…», «Les Français broient du noir», «Ils ont le blues», «Personne ne France ne croit plus que…», etc, etc.
Mais tous ces médiateurs sont-ils certains d'avoir une vision actualisée ? Ils ne discernent souvent dans les sondages que ce qui vient conforter leurs propres croyances. Quant au peuple en chair et en os, ils ne le perçoivent, dans la plupart des cas, qu'à travers des discussions de taxi ou de bistrot. Or, on ne croise pas le populo en se rendant du Flore au studio de RTL ou d'Europe1 plus un week-end à Deauville ou La Baule.
Quoique moins consacré par les médias, Eric Dupin n'était pas, au fond, mieux équipé que tous ces médiacrates pour sentir la France. Il connaissait le monde politique par les plis et les replis des restaurants parisiens. L'univers du sondage n'avait aucun secret pour lui, mais les labyrinthes de chiffres éloignent souvent de certaines trivialités.
Pourtant, un beau matin, hasard de l'existence ou fruit d'une sagesse patiemment accumulée ou brusquement éprouvée, ce journaliste s'est convaincu lui-même que ce pays n'était plus lisible ou, qu'en tout cas, il lui échappait; que les commentaires sur ce même pays sonnaient faux et lui étaient de plus en plus étrangers; que ses propres grilles de lecture, qui brillaient par leur originalité (pince sans rire, Eric Dupin, freelance de la politique, n'hésitait pas à se vendre comme un «Alain Duhamel du pauvre»), ne fonctionnaient plus.
Bref, comme il l'explique lui-même dans l'introduction de son ouvrage, Eric Dupin est parti à la rencontre des habitants de France. Nez au vent, sans arrière-pensée, ce qui, pour qui connaît son cartésianisme obtus, n'a pas du lui être facile... «Je n'avais rien à prouver», écrit-il d'une plume nonchalante. «C'est sans doute ce qui m'a permis d'atteindre mon objectif.»
DIx-sept voyages dans la France profonde… ou pas
Tout est dit. Mais tout reste à lire. Car la France que nous fait découvrir Dupin au hasard de dix-sept pérégrinations et de centaines de rencontres, n'a pas grand chose à voir avec le pays dont nous parlent les médias tous les jours.
On chercherait vainement un échantillon représentatif dans ces 380 pages aussi édifiantes qu'agréables à lire. Il n'est guère pourtant de milieu social ou de profession que n'ait croisé l'auteur. Qui, quoique aimant visiblement l'immaculée blancheur des nappes de restaurant de nos régions, ne craint pas, pour varier les plaisirs et les rencontres, de dîner dans un routier après avoir déjeuné chez un abonné du Gault & Millau. Devenu observateur par fonction (que faire d'autre quand on se promène ?), Eric Dupin en retire une leçon lumineuse : «Plus le standing d'un restaurant est élevé, et plus sa clientèle est âgée»... On ne dira jamais assez à quel point l'état - et l'humeur - de notre pays transparaît là où se nourrit son peuple.
La politique vue par ceux qui la subissent
La force du récit ? Son humanité et, au-delà, la façon dont l'auteur parvient à nous faire toucher du doigt ce qu'est la politique de la France dans chaque secteur - l'agriculture, la métallurgie, la pêche, le service public, la grande distribution - à travers ce qu'en vivent vraiment ses habitants. Ici se juge l'Union européenne, la priorité à la sécurité proclamée par Sarkozy, la désindustrialisation du pays, la déréliction de son école ou au contraire, le dynamisme de ses élus qui ne baissent pas les bras, la niaque de ses éducateurs qui veulent sauver ce qui peut l'être encore.
L'auteur en a tiré une conclusion évocatrice : les Français seraient, ose-t-il, fatigués de modernité. Bien vu. Quiconque a traîné ses guêtres un vendredi après-midi à l'hypermarché de Pontault-Combault en est vite persuadé. A la lecture des récits et des histoires de vie recueillies, j'en aurais plutôt déduit, pour ma part, qu'ils étaient plutôt épuisés par le marché, du moins tel qu'il s'impose aujourd'hui, partout et tout le temps. Il est vrai que le marché et la modernité constituent depuis longtemps un couple illégitime.
Du patron de PME désespéré d'avoir à lutter contre une concurrence polonaise stimulée par les subventions de l'UE au postier anxieux d'être moins compétitif que son camarade allemand au moment de l'ouverture du marché européen dans la poste grand public, tous nos concitoyens se persuadent, jour après jour, que la soi-disant liberté du marché restreint chaque jour un peu plus leur liberté personnelle, celle d'aimer le travail bien fait ou le service rendu.
Les décroissants au pinacle ?
La preuve : les seuls Français qu'Eric Dupin a trouvés vraiment rayonnants de bonheur sont ceux qui, justement, ont pu, vertu de l'âge ou du territoire, organiser leur activité en marge du marché tout puissant, quitte à se contenter de 1.000 euros pour vivre. L'auteur parcourt ainsi moults villages revivifiés par des urbains venus y poser leur sac une fois leurs illusions perdues.
Eric Dupin est au journalisme ce que Jean-Paul Delevoye est à la politique : un révélateur qui, du coup, doit être marginalisé pour que le système continue à ignorer les vérités qu'ils dénichent. Le refrain de Guy Béart redevient terriblement à la page : «Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté». L'ex-Médiateur de la République pourra méditer au Conseil économique et social, maison de retraite de la vie politique. Le second devra pointer, au pire, à Pôle Emploi : parfois, dans la France de 2011, on ne réinvente pas le journalisme dans les journaux mais au contraire en les quittant.
Philippe Cohen pour Marianne
Voyages en France par Eric DUPIN - Ed. du Seuil - 380 pages - 20 €
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