Le 13 août 2012, un homme de 51 ans est mort des suites de ses blessures, après s'être immolé par le feu à la Caisse d'Allocations Familiales de Mantes-la-Jolie cinq jours plus tôt. Les journaux disaient que ses jours n'étaient pas en danger : ça ne fait qu'une erreur d'appréciation de plus.
Il ne touchait plus son RSA depuis quatre mois. On insiste beaucoup sur le fait que c'était une «suspension» et pas une fin de droits, comme si le résultat était différent, comme si ça ne voulait pas dire que tu devais te démerder sans les 400 € et quelques qui te permettaient de ne pas couler totalement. Suspendu, parce qu'il manquait des papiers. À l'heure où les caisses sont vides, faut savoir que t'as intérêt à tous les avoir, les papiers, les photocopies, le dossier standardisé complété tant bien que mal, les attestations sur l'honneur que, les justificatifs de, pour gratter les gravillons de solidarité qu'on consent encore à te jeter à la gueule, à toi l'assisté qu'est bien moins à plaindre que ceux qui vont au turbin...
Il suffit de voir comme tu es profondément suspect, toi, le monsieur de 51 ans, du fond de ton lit d'hôpital, quand tu n'es pas encore mort et que des abrutis anonymes planqués derrière leur clavier débitent des phrases-étrons à la chaîne pour dire que, si tu t'es vidé une bouteille de white spirit sur la gueule avant d'y foutre le feu, c'était sûrement pour gagner un arrêt-maladie. Il faut se farcir les connards cyniques à second degré et leurs tentatives d'humour à deux balles qui se targuent de savoir rire de tout, la politesse du désespoir, hein, je sais pas, mon second degré s'est dissout, comme ma syntaxe, je perds facilement le fil et mes mots face à la connerie.
Il suffit d'écouter les plus modérés, les relativistes qui bredouillent que tu avais sans doute «des problèmes psychologiques», «des problèmes personnels». C'est une affaire personnelle d'être foutu à la poubelle parce que trop vieux pour bosser, trop pauvre pour consommer, trop invisible pour exister autrement qu'en tant que numéro de dossier, un ticket à la main dans une file d'attente. Il n'y a qu'à entendre et lire, à quel point tu ne vaux rien quand tu ne travailles pas, et si peu quand tu bosses.
Des cas pas si isolés que ça
Avec Dahlia Trémulant, on a cherché, via internet, combien ils étaient, ces cramés volontaires aux motifs si personnels. Il ne faut pas remonter très loin pour les trouver, rarement en Une, plutôt dans les coins, enterrés dans les éditions locales de la presse quotidienne, évoqués dans un tract syndical. L'information passe vite, même avec cette revue de presse qu'on se compose de jours en jours à coups d'onglets ouverts sur le côtés, on rate des trucs...
Je suis sûre qu'on n'a pas tout trouvé, et pourtant je ne peux pas tous les citer, parce que pour nombre de cas il y a trop peu de détails, déjà, comme pour cette femme de 33 ans qui s'embrase dans la rue d'un quartier résidentiel à Argenteuil, le 23 juillet 2012, en hurlant qu'elle ne mérite pas de vivre. On sait que des riverains lui portent secours, qu'elle est brûlée au 3e degré, hospitalisée dans un état grave, rien de plus, j'ai pas trouvé, je ne sais même pas si elle est vivante.
J'ai également exclu de cette liste les suicides isolés sans plus d'information, ces messieurs et ces dames âgés et parfois solitaires qui décident de brûler avec leur pavillon ou au détour d'un chemin forestier, j'ai exclu les ex-internés psychiatriques, même si là-dessus il y aurait beaucoup à dire, j'ai exclu les adolescents dépressifs et mal intégrés qui passent à l'acte dans la cour de leur lycée, j'ai exclu les victimes de déception sentimentale, il y en avait quelques-uns, j'ai fait dans l'arbitraire, j'ai dû être arbitraire, il y en avait trop.
Je n'ai pas exclu les tentatives «ratées» où, grâce à l'intervention d'un tiers, la personne n'a pas eu le temps d'aller jusqu'au bout, parce que je considère que se déverser un bidon d'essence sur le corps, c'est déjà un passage à l'acte suffisamment parlant.
J'ai listé des cas où ce gigantesque paravent de «motifs personnels» me paraissait abusif, cette formule bien pratique pour ne pas mettre en cause le travail qui flingue les uns pendant que les restrictions de la protection sociale achèvent les autres. J'ai inclus un cas qui date de 2007 au vu de son contexte, sinon je ne suis pas allée au-delà de 2011. C'est un inventaire subjectif, en somme.
Le 19 juillet 2012, un agent de maîtrise du Grand Lyon s'immole par le feu devant son lieu de travail à Vénissieux. Là, on a quelques détails. L'homme de 47 ans, syndiqué, faisait l'objet d'une procédure disciplinaire pour avoir critiqué la réorganisation du service, ce qui avait profondément déplu à sa hiérarchie. Je m'en tiens à la version syndicale, justement, parce que je n'ai pas trouvé le point de vue de la direction. J'ai peut-être mal cherché, remarquez, mais la vanité mortifère des petits chefs incapables de se remettre en question, c'est pas suffisamment exceptionnel pour me surprendre.
Le 11 juillet 2012, un homme de 40 ans s'asperge d'essence à la Trésorerie de Valence, mais est heureusement maîtrisé avant de passer à l'acte. Criblé de dettes dues à des amendes impayées et à un trop perçu du RSA, il venait de retrouver du travail et se faisait prélever 400 € par mois par le Trésor Public, un montant trop élevé au vu de sa situation précaire. Le mec sortait de dépression. La police a eu la délicatesse de le coller en garde à vue pour lui apprendre à protester contre la rigueur administrative. Je vous passe les commentaires des articles sur ce mauvais pauvre qu'avait qu'à pas avoir d'amendes impayées, et qui simulait sûrement puisqu'il n'est pas allé jusqu'au bout.
Le 6 avril 2012, un homme de 62 ans s'immole sur le parking du foyer social de Saint Priest où il résidait. Brûlé à 60%. Je pense que l'état de ce foyer social peut être mis en cause car on retrouve un cas similaire le 2 février 2012. Un SDF qui dormait dans sa voiture depuis quelques jours pour ne plus aller dans ce foyer, justement. Il avait fait une demande de logement deux mois plus tôt. Il s'est aspergé de liquide inflammable et en a ingurgité une partie devant la mairie. Il est revenu s'excuser le lendemain auprès du personnel, après être sorti de l'hôpital, il était saoul...
Le 26 mars 2012, un homme de 40 ans demande à rencontrer un responsable de l'agence Pôle Emploi de Dieppe. Refus. Il s'asperge de liquide inflammable mais n'a pas le temps d'utiliser son briquet. Il avait était radié de la liste des demandeurs d'emploi pour ne pas avoir répondu à une convocation téléphonique, un motif abusif et hors de tout cadre légal. L'efficacité de Pôle Emploi pour dégonfler à coups de radiations abusives les chiffres réels du chômage n'est plus à démontrer, ça fait des années que les associations de chômeurs dénoncent en vain les méthodes employées.
Le 15 février 2012, une femme de 38 ans s'immole dans le hall de la mairie de Saint Denis. Elle vivait seule avec ses 6 enfants depuis la mort de son compagnon, et était hébergée par le 115. Elle craignait de se retrouver à la rue à la fin de la trêve hivernale. Elle meurt le lendemain des suites de ses blessures. Et encore une fois les dégueulis de commentaires que je ne peux pas m'empêcher de lire, six enfants alors qu'elle était pauvre, cette irresponsable, et qui va les prendre en charge maintenant, c'est nous avec nos impôts, la logique absurde et répugnante des connards anonymes.
À la mairie de Saint Denis, il y avait deux précédents. Le 11 mars 2011, un homme de 45 ans qui venait de se retrouver à la rue s'était immolé en apprenant que sa demande de placement en foyer avait été rejetée, malgré l'appui de la mairie. Il avait annoncé son passage à l'acte à plusieurs reprises. Il s'en était tiré avec des brûlures légères grâce à la réactivité du personnel qui avait pu intervenir à temps. L'autre avait eu lieu en 2007, un homme à qui on avait refusé un logement s'était arrosé d'essence dans le secrétariat de mairie, mais avait été plaqué au sol avant d'aller jusqu'au bout. J'apprends au passage qu'il y a 45% de logements sociaux à Saint Denis. À bien mettre en parallèle des 4% de Neuilly-sur-Seine qui se paye le luxe d'être hors la loi.
Le 10 février 2012, un travailleur handicapé de 56 ans s'immole dans la salle du personnel du Carrefour-Market de Chambourcy. Syndiqué, il était victime de harcèlement de la part de la direction pour avoir réclamé qu'on répare la porte de la réserve non-chauffée où il travaillait. Brûlé au 2e degré.
Le 26 octobre 2011, une femme de 68 ans victime de problèmes de logement veut se rendre à l'Elysée pour être entendue par le conseil des Ministres. Interceptée par les agents en faction, elle s'asperge d'alcool à brûler avant d'y mettre le feu. Une policière intervient, la vieille dame s'en sort avec des brûlures légères.
Le 16 octobre 2011, une femme de 77 ans s'immole dans un bosquet à proximité de son domicile à Talence. Elle est retrouvée morte. Mère de trois enfants, dont deux garçons handicapés (l'un encore à sa charge), elle laisse une lettre exprimant son ras-le-bol, sa fatigue, sa lassitude de la vie. Elle avait récemment sollicité un emploi pour l'un de ses fils à la mairie, elle était suivie par les services sociaux du Conseil Général, elle avait déjà été hospitalisée suite à une tentative de suicide. Face au désespoir de cette vieille dame, il y a encore des commentaires dégueulasses pour la traiter d'égoïste, rien que ça.
Le 13 octobre 2011, une enseignante de 44 ans s'immole dans la cour du lycée Jean Moulin de Béziers, et meurt le lendemain. «Dépressive et suivie médicalement» selon le ministère de l'Education Nationale, son geste est à mettre sur le compte du décès récent de son neveu, et des rapports houleux avec ses élèves. Les syndicats démentent fermement, affirmant qu'elle ne prenait pas de traitement et citant d'autres suicides d'enseignants survenus durant la même période, dans un contexte de réformes hasardeuses. Ses derniers mots : «Je le fais pour vous !»
Le 9 août 2011, un homme d'une cinquantaine d'années demande en vain un rendez-vous avec le directeur de la CAF de Marseille. Endetté et craignant d'être expulsé de son appartement, ce père de famille au chômage avait reçu un gros virement de la Caisse d'allocations familiales par erreur, qui lui avait signalé qu'elle récupérerait l'argent le mois suivant. À force de dialogue, un membre de la BAC l'a empêché d'aller jusqu'au bout.
Le 26 avril 2011, un homme de 56 ans s'immole sur le parking du site Orange-France Telecom de Mérignac. Salarié depuis trente ans de l'entreprise qu'on ne présente plus, il avait subi la mobilité imposée et avait été contraint de vendre sa maison. Syndiqué, chargé des conditions de travail, de l'hygiène et de la sécurité depuis plusieurs années, il était victime de harcèlement moral et très affecté par les suppressions d'emploi. Il avait alerté à plusieurs reprises la direction qui n'a pas répondu à ses courriers. Son décès a été très médiatisé car il est survenu après la vague de suicides due à l'ancien management d'Orange (la «courbe du deuil», ne pas oublier), et après le changement de directeur.
Le 16 mars 2011, un SDF de 65 ans s'immole dans la cave de la personne qui réceptionnait son courrier à Calais. Il est retrouvé mort, c'est presque un suicide discret, aussi discret que la personne qui se pend dans son appartement, qui se flingue dans son sous-sol, qui finit sa boîte de médocs comme par inadvertance, qui jette sa bagnole dans un arbre, qui se jette lui-même sur les rails, ou du 5ème étage, parce que c'est plus possible d'aller bosser comme ça, d'aller nulle part comme ça... Là je m'écarte trop du sujet, je voulais juste parler des gens qui brûlent publiquement pour signifier qu'ils n'en peuvent plus, mais comment s'empêcher de penser à tous ceux cachés derrière, qui n'auront pas trois lignes dans le journal tant ils sont quotidiens. Et derrière les encore-vivants, boostés aux antidépresseurs ou à l'alcool pour pouvoir supporter le boulot ou une nuit de plus dehors.
J'ai même pas envie d'accuser le conseiller en état agentique qui n'en peut plus, derrière son guichet, d'appliquer les lubies merdiques venues d'en haut, de gérer trop de dossiers pour faire autre chose que du chiffre, de lutter contre la fraude au lieu de faire du social pour de vrai. Je sais que la plupart d'entre eux se protègent comme ils peuvent, je sais bien que certains protestent quand même, malgré la peur de se retrouver aussi dans la file d'attente s'ils l'ouvrent trop grand.
Des institutions pas-responsables-pas-coupables, des entreprises-on-aurait-jamais-cru-que.
Ne t'en fais pas : celui pour qui tu votes ou pour qui tu travailles, il saura t'expliquer que tu dois être souple, pour ton bien.
Qu'il ne faut pas en faire une affaire personnelle.
(Source : Le salaire de la peur)
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