"Onze mois sans salaire, vous trouvez ça normal ?" Furtivement, des voix de femmes s’incrustent parmi les images d’un bain de foule de François Hollande. Furtivement, on imprime l’information. Onze mois sans salaire ? Des femmes au bord de la crise de nerf ? Furtivement, on s’arrête sur l’image. Qui sont ces femmes ? Et que veulent-elles ?
Alors on creuse et on découvre une histoire ahurissante qui mêle délocalisations, décisions de justice non appliquées, ouvrières en lutte, le tout sur fond de rivalité entre régions sinistrées. Une histoire comme il en existe des centaines dans une France désindustrialisée.
Ce n’est pas une pluie battante qui a douché Hollande le 31 août sur la foire agricole de Châlons-en-Champagne mais un accueil frais, assure la dépêche AFP reprise par Le Figaro. Des pancartes CGT réclament le changement (C’est pour quand ?) et des femmes, dans le public, font savoir qu’elles ne sont pas payées depuis onze mois. Est-ce normal, monsieur le Président ?
Sourire crispé, Hollande assure qu’il viendra les voir. Sûr, il connait le dossier Sodimédical et ces 52 salariés en lutte contre la fermeture de leur usine depuis plus de deux ans. D’autant que Jean-Luc Mélenchon a donné un tour politique à cette écharde économique. Pour marquer le coup, la veille de la venue présidentielle sur les terres champenoises, le leader du Front de gauche rendait visite aux ouvrières avec, dans sa poche revolver, un chèque de 12.000 euros (une avance sous forme de parrainage. A taux zéro, on vous rassure). Interrogé par France 3 Champagne-Ardennes, il donne un aperçu de l’histoire et, au passage, assure "qu’on est passé de l’Etat qui ne peut pas grand chose à l’Etat qui ne peut rien" (et toc dans les dents).
J’avoue que je n’avais jamais entendu parler de Sodimédical et de ses ouvrières, dites "les Sodis". Je dis ouvrières mais soyons juste : il y a aussi quelques hommes. Cinq exactement. Sans compter l’avocat des salariés, Philippe Brun. Quand il parle de l’affaire, il dit nous. Et son affaire, croyez-moi, il la connaît sur le bout des doigts.
Les mains des ouvrières chinoises, brûlées par l'inox
Sodimédical est une filiale de Lohmann & Rauscher France, elle-même filiale de Lohmann & Rauscher Allemagne. Le groupe fabrique du matériel chirurgical, et Sodimédical produit tout ce qui part au bloc opératoire. La société a été créée en 1991 à Plancy-l’Abbaye (Aube) et a employé jusqu’à 101 salariés.
Me Brun estime que les ennuis commencent en 2005 avec l’implantation d’une usine identique en Chine. Des salariés de Sodimédical se rendent sur place pour former les équipes chinoises. Selon le récit de Marie publié par Marie-Claire (oui, Marie-Claire, pour une fois que je ne vous cite pas un blog d’économiste ténébreux, vous pourriez applaudir), l’hygiène laisse à désirer : "Une collègue, qui est partie là-bas pour un an afin de former les ouvriers, nous montre les photos qu’elle a prises : comme il n’y a pas de chauffage, on voit leurs mains brûlées par l’inox des tables, à cause du froid". L’usine chinoise finit par produire de plus en plus de pièces que l’équipe française doit assembler. Là encore, on n’est pas trop regardant comme en témoigne ce joli reportage trouvé dans Le Monde : "Il y avait toujours des mal-fabrications, des draps découpés aux mauvaises dimensions. Il manquait parfois 10 centimètres, alors qu'on nous demandait de travailler au millimètre près. On a trouvé des poches mal soudées, qui fuyaient. Et même des insectes dans les emballages..."
Pendant cinq ans se succèdent des petits licenciements par paquets de neuf salariés pour éviter les plans sociaux — "une première instrumentalisation de la loi française", souligne l’avocat — pour arriver, le 27 avril 2010, à l’annonce de la fermeture de l’usine. A cette date, il reste 54 salariés dans l’atelier, toutes des petites mains ouvrières. Il n’y a même plus de directeur. Brun précise qu’Angélique Debruyne, aujourd’hui porte-parole du CE, prenait en main l’atelier. Le directeur, par ailleurs cogérant, ne venait qu’une fois par mois pour les assemblées générales.
La partie administrative et commerciale de Sodimédical avait rejoint le site de Lohmann & Rauscher dans les Vosges, à Remiremont. De son côté Lohmann & Rauscher avait fermé, en 2005 également, son site de production, laissant sur le carreau 45 salariés. Seules deux d’entre elles, dont Cécile Desjeunes, déléguée syndicale CFDT, ont accepté une reconversion pour être réembauchée sur le site administratif. Les autres ? Après huit jours de grève, elles ont touché 10.000 euros et une promesse de requalification. "Très peu ont retrouvé du travail", raconte Cécile Desjeunes. "J’ai encore rencontré l’une d’elles récemment. Elle a fait une formation pour devenir cariste, mais les entreprises ne font pas confiance à une femme qui conduit des transpalettes. Conclusion : elle est toujours au chômage." "Rien de surprenant dans un département sinistré comme les Vosges" ajoute Christophe Thomas, syndicaliste CFDT et secrétaire régional à l’emploi.
On n'a rien à vous reprocher, mais on produit en Chine
Revenons à ce 27 avril 2010. Vous voulez savoir à quoi ressemble une annonce de fermeture d’usine ? Suffit de lire le récit de Marie : "Le gérant allemand vient sans crier gare à la réunion du CE [comité d’entreprise] avec le directeur de Sodimédical. On nous passe un diaporama, on nous explique que nous n’avons plus de marchés importants, que tous les concurrents fabriquent désormais en Chine… Bref, ils nous annoncent la fermeture du site ! Le gérant, qui ne parle pas français, lit un discours préparé devant toutes les ouvrières : «Merci, vous avez très bien travaillé, on n’a rien à vous reprocher, mais aujourd’hui on produit en Chine». Et il tourne les talons." Effondrées à l’idée d’un plan social qui s’annonce, les salariées sollicitent Philippe Brun, et une longue bataille juridique est lancée. Une bataille du temps, comme le dit l’avocat qui voit cependant deux miracles s’accomplir.
Premier miracle : le 30 juillet 2010, le tribunal de grande instance de Troyes annule le plan social, estimant qu’il n’y a pas de causes économiques sérieuses. C’est la première fois qu’une juridiction civile se prononce en ce sens, explique l’avocat : "Jusqu’à présent, et c’était le cas pour Lu ou Danone, la cour de cassation considérait que le juge civil était incompétent pour apprécier la réalité d’un plan économique". Le tribunal de Troyes va donc contre la jurisprudence de la Cour de cassation. Plus de plan social, plus de licenciements : les ouvrières sont rassurées. Pas pour longtemps. Lohmann & Rauscher demande alors la liquidation de Sodimédical. Deuxième miracle : le tribunal de commerce de Troyes rejette la demande en février 2011, arguant qu’il n’y a toujours pas de raisons économiques valables, donc pas de fermeture possible. "On venait d’obtenir le premier redressement productif sous l’ère Sarkozy", rigole l’avocat. Mais le redressement s’est pourtant dégonflé.
Le bonheur n'est pas toujours dans le pré
Lohmann & Rauscher ne lâche pas l’affaire et demande aux salariés, en avril 2011, de ne pas venir travailler. Les salariés ne seront pas payés pendant quatre mois. En juin, après une assemblée, les ouvrières retiennent le directeur dans les bureaux. "Je n’ai pas de pouvoir, je n’ai pas le chéquier", se plaint-il. Au petit matin, les gendarmes libèrent le prisonnier. Les histoires ne finissent pas toutes comme dans Le bonheur est dans le pré... Sur ordre de justice, les ouvrières touchent enfin leurs salaires mais en octobre 2011, rebelote, Lohmann & Rauscher ne verse plus rien. Depuis, donc, elles ne sont pas payées. Une situation inédite : "Les ouvrières ont un contrat de travail mais pas de travail et pas de salaire. Même sous la troisième république on a jamais vu ça", s’emporte l’avocat. En attendant, comme le souligne le reportage du Monde déjà cité, "même sans salaire, les Sodimédical s'appliquent à venir pointer à l'usine, cinq jours sur sept, de 7 heures à 15 heures. «Sinon, on peut être licenciés pour faute grave», explique Béatrice Ramelot, secrétaire du Comité d'entreprise". "Une situation ubuesque", estime-t-on dans le JT de TF1 cet été.
Le 11 juillet, les Sodis connaissent une dernière victoire juridique. La chambre sociale de la Cour d'appel de Reims condamne cette fois le groupe allemand à payer les salaires et à redonner du travail aux ouvrières sous peine d’astreintes assez colossales. Selon L'Expansion.com, elles se montent à 400 euros par jour et par salarié non payé et à 1.000 euros par jour de retard dans l’attribution d'un travail. Pourtant, poursuit L’Expansion, "Lohmann et Rauscher n'a toujours pas exécuté le jugement et cherche, selon les salariés, à gagner du temps avant l'audience du 10 septembre au tribunal de commerce de Troyes, où l'entreprise espère obtenir la liquidation judiciaire de Sodimédical".
Pas de médias nationaux pour les salariés des Vosges
Mais dans les Vosges, la tonalité est différente. Les pénalités colossales font frémir les salariés de Lohmann & Rauscher France de Remiremont. Ils craignent d’y passer eux aussi. Cécile Desjeunes ne cache pas sa peur : "Je suis solidaire avec les salariées de Sodimédical, bien sûr qu’elles doivent toucher leur salaire, mais notre entreprise ne pourra pas supporter le coût des pénalités. De 50 emplois perdus on risque de passer à 300 si l’Allemagne décide de fermer sa filiale française". Elle dit se sentir prise en otage.
Mine de rien, on sent que les deux camps se livrent bataille. Les employés des deux entreprises ne se parlent pas. A aucun moment ils n'échangent. Cécile Desjeunes rappelle, un peu amère, que les Sodis n'ont pas bronché en 2005 lors de la fermeture de leur site de production dans les Vosges, là encore en raison des délocalisations. "On ne les a pas vues pendant les huit jours de grève." Faut dire que la direction n'aide pas aux bonnes relations : Cécile Desjeunes a été formée par une Sodi pour son nouveau poste administratif. Laquelle l'accusait de lui piquer son boulot, Lohmann & Rauscher ayant décidé de rapatrier l'administratif dans les Vosges. "C'était chaud entre nous." La jeune femme regrette également que les médias nationaux n’éclairent que le point de vue des Sodis sans jamais s’inquiéter d’eux. Les archives lui donnent raison. Seule la presse locale couvre l’histoire du côté des Vosges. Pas de caméras ni d’envoyés spéciaux dans l’usine de Remiremont.
Christophe Thomas se dit lui aussi solidaire des Sodis. C’est après Me Brun qu’il en a, le jugeant jusqu’au-boutiste : "Il n’a jamais voulu ouvrir de négociation, et les ouvrières risquent au final de tout perdre ou de n’avoir que des queues de cerise. Il faut être réaliste. Sodimédical fournit les hôpitaux qui passent des appels d’offres et exigent des coûts de plus en plus bas. On ne peut pas s’aligner sur les prix de vente des produits fabriqués en Chine, d’autant qu’en France, on ne peut pas vendre à perte. C’est fini ce temps-là". Un constat que fait également l’avocate de Lohmann & Rauscher dans Le Monde : "Pour réduire les coûts de la sécurité sociale, les hôpitaux se sont regroupés dans des centrales d'achat qui achètent des produits au plus bas prix, peu importe leur origine et le respect des normes françaises".
La faute à l’Etat, donc ?
On avait déjà appris l’an dernier dans Le Parisien que "la production de la carte Vitale, fabriquée à Mareuil, en Dordogne, sera délocalisée en Inde. De même, la Poste, entreprise publique, a délaissé Peugeot pour attribuer au Taïwanais Kymco le contrat de fabrication des scooters. (…) L’Etat lui-même n’est pas exempt de reproches. L’armée ne fait-elle pas fabriquer ses uniformes dans des pays comme le Maroc, la Chine ou le Sri Lanka ?"
Ok, vous me direz, ça c’était l’an dernier. Aujourd’hui, on a un beau ministère du redressement productif. Me Brun est optimiste (en même temps, c’est son job) et rassure les salariés des Vosges : "Je rappelle que c'est le groupe allemand qui est condamné, c'est donc à la maison-mère de s'acquitter des sommes dues. Et de l'argent, elle en a : on sait qu'elle possède une réserve financière de 143 millions d'euros".
Et l'avenir, il le voit comment ? "Depuis une semaine, on mûrit une idée. Ok, qu’ils s’en aillent. Ils nous laissent le matériel pour 1 euro, on monte une coopérative et l’Etat nous garantit cinq ans de commandes. Voilà un beau projet de redressement productif pour Montebourg." Je le sens moqueur. Vous y croyez vraiment ? Bien sûr. Même s’il estime que la nomination d’un médiateur par le ministre du Travail est un mauvais signe : "On n’a pas besoin de médiation, on a juste besoin que le procureur de la République ordonne l’exécution de la décision de justice. C’est tout". Pourquoi ne le fait-il pas ? "Parce que jusqu’à présent l’Etat était complice des patrons voyous. Vous savez, Anne-Sophie, sur ce dossier on ne se bat pas pour des emplois, on se bat pour savoir si oui ou non on vit encore dans un Etat de droit."
Jusqu’au-boutiste, maître Brun ? Assurément.
(Source : Arrêt sur images)
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