Mercredi dernier, alors que France Télévisions relayait abondamment les images des Jeux Olympiques achetées à prix d’or, un événement sans précédent s’est pourtant produit. Vers 10 heures du matin, un homme s’est présenté spontanément au guichet de la Caisse d’allocations familiales de Mantes-la-Jolie. Son RSA était suspendu depuis le mois de mai car il n’avait pas fourni les justificatifs de ressources demandés : sa date de cessation d’activité et les fiches de paie correspondant à son activité des mois précédents, selon Sébastien Rochat d’Arrêt sur images. Reçu dans un box, il est resté calme face aux explications de la conseillère, a sorti une bouteille d’eau contenant du white spirit dont il s’est aspergé puis un briquet avant de se métamorphoser en torche vive. Le personnel et des «usagers» sont intervenus pour éteindre les flammes. Il a ensuite été transporté au service des grands brûlés de l’Hôpital Saint-Louis.
Dans un premier temps, la préfecture des Yvelines s’est voulue rassurante, expliquant que l’homme était brûlé au second degré et que son pronostic vital n’était pas engagé. Mais il est en fait décédé dans la soirée de dimanche. Le 8 août, le cabinet de Marisol Touraine, actuellement en congés, s’est fendu d’un communiqué dans lequel la ministre des Affaires sociales exprimait «sa profonde émotion face à cet acte désespéré d'une personne que les difficultés de la vie ont manifestement conduit à un geste tragique». Dans le même temps, la ministre expliquait qu’une cellule d’écoute et d’assistance psychologique avait été mise en place pour le personnel de la CAF de Mantes-la-Jolie tout en soulignant «le rôle exigeant et attentif joué par les employés de la CAF dans l’accueil d’allocataires souvent en grande difficulté». Au lendemain du décès, le 13 août, Marie-Arlette Carlotti, en charge des Personnes handicapées et de la lutte contre l’exclusion, rappelait pour sa part «qu'il est important d'éviter toute rupture dans le suivi des personnes et qu'il est indispensable d'accompagner chacun de manière continue. Les situations personnelles, aussi complexes que diverses, doivent être prises en compte afin d'apporter un soutien aux personnes en difficultés».
«Un allocataire lambda»
Les communiqués officiels auront donc mis l’accent sur le drame personnel d’un homme, que certains journaux avait simplement baptisé «le désespéré», son nom n’ayant à aucun moment été révélé. Un drame personnel, un cas isolé. Et anonyme. En fait, l’homme, d’origine tunisienne [1] et âgé de 51 ans, était, selon Philippe Castanet, directeur de cabinet du sous-préfet de Mantes, un ex-infirmier au chômage, inscrit au RSA depuis juin 2010, qui alternait quelques missions d’intérim en tant qu’infirmier ou brancardier avec des périodes d’inactivité. Séparé de sa femme, père de deux enfants, il était domicilié chez sa sœur à Mantes-la-Ville, mais vivait depuis plusieurs mois dans une caravane sur un camping de Moisson, une commune voisine de Mantes-la-Jolie.
L’homme était peu connu des services sociaux auprès desquels il ne s’était manifesté qu’en mai dernier pour son RSA, et pas davantage de la CAF de Mantes-la-Jolie où il n’avait pas été reçu depuis 18 mois. Un homme discret, isolé, en grande précarité, qui s’efforçait de survivre à coup de missions d’intérim et à qui la CAF venait de suspendre le RSA. «Un allocataire lambda» comme l’avait expliqué Philippe Castanet, que «des difficultés personnelles inconnues» avaient poussé à commettre «ce geste désespéré».
Pour le directeur de cabinet du sous-préfet de Mantes, il est en effet inconcevable que les seules difficultés administratives et financières de cet allocataire soient à l’origine de l’immolation, un «acte de colère grave. Il devait y avoir quelque chose derrière». Après tout, comme l’affirme notre directeur de cabinet, «c’est un cas courant, les gens à qui on suspend leur allocation puis auxquels on reprend le versement, dès lors qu’ils ont fourni les pièces demandées. Il y a des milliers de gens à qui ça arrive».
Une souffrance occultée
Toute la communication officielle aura donc tourné autour d’un seul leitmotiv : l’immolation d’un allocataire dans une CAF n’est qu’un drame personnel. Volonté de minimiser l’impact social potentiel d’un geste aussi grave ? En tout cas, la communication autour ce de cet évènement tragique n’aura pas brillé par sa clarté. Informations imprécises, voire contradictoires, impossibilité de joindre le directeur de cabinet de Marie-Arlette Carlotti, le Vice-Président du Conseil général des Yvelines chargé de l’exclusion ou la Directrice de la CAF des Yvelines ou Martin Hirsh, créateur du RSA…
L’ensemble des organisations de chômeurs ont en tout cas réagi rapidement. Dans un communiqué, le Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP) a tenu à préciser que «cet acte dramatique ne peut être interprété comme un cas isolé : service public débordé, règles injustes ou incompréhensibles, difficultés de communication entre agents et usagers sont le quotidien de beaucoup de personnes confrontées au chômage et à la précarité. Des deux côtés du guichet, la pression sociale est devenue insupportable, dans le silence des pouvoirs publics». Virginie Gorson-Tanguy, chargée de la communication de cette association de chômeurs, se dit révoltée par l’asymétrie en matière de communication : «Il y a d’un côté les pauvres salariés en souffrance de la CAF auprès de qui on intervient et de l’autre un type un peu taré. Les allocataires qui étaient à la CAF ce jour-là, ils n’ont pas été traumatisés, eux ? On parle beaucoup de la souffrance au travail, mais pas de celle des chômeurs. Il existe une médecine du travail pour les salariés, mais rien pour ceux qui sont sans emploi».
Le RSA, usine à gaz ?
Pour Virginie Gorson-Tanguy, le dispositif-même du RSA entraîne avec une gestion administrative lourde et kafkaïenne. «Le RSA a été introduit alors qu’on renforçait cette notion très contestable et culpabilisante des droits et devoirs. Quant au RSA activité, c’est une véritable usine à gaz. Tu déclares un boulot, on te réclame une pièce, tu la renvoies trois fois, ta situation change entretemps et tu n’as plus de travail, ce qui entraîne un décalage dans le temps dans le versement des prestations, puisqu’ils ont pris en compte ta situation du trimestre précédent. A vivre en tant qu’allocataire, c’est l’horreur».
Il est plus simple administrativement, souligne la jeune femme, de percevoir le RSA-socle qui a remplacé l’ancien RMI (475 € pour une personne seule sans allocations logement, 418 € avec). Un paradoxe puisque le RSA activité, qui complète les revenus liés à un travail, est censé faciliter le retour à l’emploi alors que le RMI était critiqué sur ce point. Seuls les associations de chômeurs avaient dénoncé en 2008, lors de la mise en place du RSA, un «dispositif ingérable, mélange des genres entre chômage et activité, entre CAF et Pôle Emploi, qui est tout sauf un progrès», pour reprendre le mot de Robert Crémieux, ex-Président du MNCP. L’une des conséquences de cette complexité administrative, c’est le non-recours au RSA : plus du tiers des bénéficiaires potentiels ne le demanderaient pas, soit une économie de 5,2 milliards d’euros pour les pouvoirs publics.
Des effectifs en chute libre dans les CAF
Pour les syndicats, la complexité à gérer le RSA est renforcée par la réduction des effectifs aggravée par le gouvernement précédent. La situation de la CAF des Yvelines, dont l’ensemble des sites sont fermés tous les après-midi depuis deux ans afin de permettre un «rattrapage» dans le traitement des dossiers, en témoigne. Certaines antennes, comme Limay, ont même fermé. «Nous avons perdu 50% de nos effectifs», explique Christine Malinowsky, Responsable CAF CGT au niveau des Yvelines. «En 1991, lors de la départementalisation, nous étions 1.391 salariés, en 2012 nous ne sommes plus que 653, avec une moyenne d’âge de 47/48 ans». Les techniciens CAF, salariés de droit privé, s’estiment déconsidérés, avec un salaire d’embauche de 1.100 € après deux années d’études. Au bout de 36 ans de métier, cette technicienne-expert qui se déplace sur toutes les Yvelines pour boucher les trous, gagne pour sa part 1.800 €. «Je ne suis pas étonnée par ce qui s’est passé, dit-elle, car nous sommes confrontés depuis plusieurs années à une montée d’une misère sociale insupportable. Aujourd’hui, nous instruisons des dossiers RSA pour toutes les catégories sociales».
Après la tenue d’un CHSCT (Comité d’hygiène et de sécurité) entre les organisations syndicales et la direction de la CAF des Yvelines, la représentante syndicale CGT a cependant préféré ne plus répondre aux demandes d’interviews. Une interview sur France Info de Elodie Clair, Directrice de la CAF des Yvelines, donne cependant quelques indications sur les décisions prises. Plus de personnel ? Plus d’écoute des «usagers», moins de tracasseries administratives, comme le demandait l’APEIS (Association pour l’emploi, l’information et la solidarité entre les chômeurs et les travailleurs précaires) ? Elodie Clair explique simplement qu’un troisième vigile sera recruté et que des personnels de la police municipale et de la police nationale seront présents afin d’intervenir rapidement en cas «d’incivilités».
Un manque de représentation des allocataires
Cette réponse sécuritaire n’est en tout cas pas du goût des associations de chômeurs, ni de «La maison du RSA», seul exemple de collectif organisé d’allocataires du RSA, semble-t-il. Basée en Isère, à Grenoble, ses militants envisagent même de porter plainte contre la CAF pour «mise en danger de la vie d’autrui». Ils ont mené le forcing pour être représentés dans les Equipes pluridisciplinaires (EP) mises en place par les Conseils généraux. Ces équipes, qui doivent d’après la loi de 2008 compter deux représentants des allocataires de la CAF, statuent notamment sur l’ouverture des droits et la suspension des allocations. Dans de nombreux départements, ce sont les CAF qui désignent ces représentants, dans d’autres ils sont carrément tirés au sort. En Isère, ce sont les militants de La maison du RSA qui siègent dans les EP. Ils ont co-écrit avec la CAF l’ensemble des imprimés destinés aux allocataires du RSA. Alain Guézou, qui s’est présenté aux législatives sous l’étiquette RSA («Réussir sans avenir»), explique comment La Maison du RSA a également obtenu le rétablissement des avances sur droits supposés des Conseils généraux, supprimés avec l’entrée en vigueur du RSA.
«Ce type d’aide aurait peut-être été utile pour cet homme qui s’est immolé, mais elles ont été supprimées sous prétexte qu’il y avait trop d’indus. Pourtant, lorsque nous avons demandé les éléments au Conseil général de l’Isère, il est apparu qu’il y avait moins de 1% d’indus et qu’au nom de cela on pénalisait 99% des gens».
Etre représentés dans les CAF, c’est aussi ce que souhaitent les associations de chômeurs. «Nous avons réussi à mettre un pied à Pôle Emploi», explique Virginie Gorson-Tanguy. «Nous sommes représentés dans les comités de liaison avec Pôle Emploi, qui sont des lieux d’échange. Nous aimerions aussi être présents et entendus dans les CAF, tout comme les syndicats ou les associations familiales».
A l’issue d’un hommage à l’homme décédé rendu par le MNCP et AC! (Agir contre le chômage et la précarité) lors de la réouverture de l’agence CAF de Mantes-la-Jolie ce jeudi 16 août, deux militants du MNCP ont été reçus par la Directrice de la CAF des Yvelines en compagnie des délégués syndicaux du CHSCT. Une première importante pour Robert Crémieux, l’ex-président du MNCP, qui espère que les portes finiront par s’ouvrir…
Véronique Valentino
[1] Comme on peut le voir ci-dessous, l'information fournie par le directeur de cabinet du sous-préfet de Mantes est totalement fausse. Ce pauvre homme s'appelait Jean-Louis Cuscusa :
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