Nul besoin d’être un observateur avisé pour relever une incohérence stupéfiante de la mouvance militante. Ils sont des centaines de milliers à battre le pavé contre la Loi Travail, à peine quelques milliers contre le chômage.
Lycéens, étudiants, salariés, fonctionnaires… se font entendre ces dernières semaines, tous unis contre la Loi Travail portée par Myriam El Khomri.
Cette «réforme» est au cœur des préoccupations des travailleurs, dit-on, et de ceux qui, dans quelques années, entreront sur le marché.
Ses dispositions motivent une mobilisation assez remarquable par sa persévérance, la répétition et la diversité de ses actions.
Pourtant, le nœud du problème, le facteur déterminant de la dégradation des conditions de vie et ses corollaires (vote protestataire, replis communautaires ou identitaires, délinquance et peut-être même terrorisme…) est le chômage qui touche un nombre croissant de ces mêmes travailleurs et cette jeunesse qui peine à s’insérer.
Alors qu’ils sont des centaines de milliers à défiler dans les rues, à occuper lycées et universités pour dénoncer cette loi, ils ne sont guère nombreux à manifester contre le chômage.
Chaque année depuis plus de 10 ans, les organisations de Chômeurs & Précaires appellent la mouvance militante à soutenir une manifestation nationale à Paris (autour du 5 décembre). Entre Stalingrad et Place Clichy, ce ne sont pas 50.000 ou 100.000 personnes qui défilent, mais moins de 5.000. Et plus le chômage augmente, moins nous sommes nombreux à nous faire voir et entendre.
Quelques rares syndicats (CGT, Solidaires, CNT…) et personnalités (Jean-Luc Mélenchon, Martine Billard… qu’on a parfois vu) se joignent au cortège clairsemé. Les autres (FO, CFDT… ) sont aux abonnés absents tout comme leurs homologues lycéens et estudiantins.
On en déduira alors que la «réforme» qui suscite aujourd’hui manifestations, débats et polémiques depuis son évocation, est une priorité quand le chômage, lui, n’est qu’une variable d’ajustement, statut de second plan qu’on lui concède finalement tant au gouvernement qu’au patronat… et dans les syndicats.
Les mesures envisagées (sur lesquelles nous ne reviendrons pas ici tant elles sont débattues ailleurs) auraient donc un impact plus déterminant dans notre société que l’exclusion professionnelle de millions d’individus, dont le nombre s’accroît au point d’atteindre un record historique. C’est prendre le sujet par le mauvais bout !
Le chômage est réellement au cœur des enjeux sociaux et sociétaux, bien plus que ne l’est telle ou telle mesure visant à flexibiliser un marché marqué par la pénurie d’emplois. Ce n’est donc certainement pas en accordant aux entreprises la latitude de fixer la durée du temps de travail de leurs salariés qu’on embauchera ceux qui en sont exclus. Pas plus qu’en acceptant ce dumping social encouragé par l’Europe qui se traduit par une mise en concurrence exacerbée des travailleurs entre eux.
À quoi bon manifester contre les dispositions de la Loi El Khomri quand la déréglementation généralisée, institutionnalisée à l’échelle européenne, est déjà en œuvre ?
Si les salariés des grandes entreprises (et plus encore les fonctionnaires) ne sont pas encore impactés par un «assouplissement» des règles d’embauche, de temps de travail et de licenciement, des pans entiers de l’économie (construction, BTP, transport routier, agro-alimentaire, agriculture…) fonctionnent déjà sur un modèle bien plus «accommodant» encore, notamment ceux qui font appel aux travailleurs détachés (issus de la Communauté européenne, rémunérés aux conditions françaises – ce qui n’est pas toujours la norme – mais aux obligations sociales de leurs pays d’origine).
Les statistiques de l’Union attestent que le nombre de «détachés» a augmenté de 46% entre 2010 et 2014. Une progression fulgurante ! Après l’Allemagne, la France est le pays qui a le plus recours au détachement de travailleurs.
Cette digression démontre à quel point les enjeux sont ailleurs que dans les seules dispositions de la Loi El Khomri. On a pourtant peu entendu les organisations syndicales, lycéennes et estudiantines s’exprimer sur ce sujet qui pose des problèmes bien plus aigus que la modification de l’encadrement des accords d’entreprises. Et nous nous gardons bien d’aborder un autre facteur de déstabilisation : les répercussions des flux migratoires organisés ou clandestins sur le marché du travail.
En France, comme à l’accoutumée, on s’entredéchire sur des aspects secondaires. Alors que le chômage atteint des sommets, nos dirigeants acceptent et encouragent la concurrence entre travailleurs européens, au détriment de celles et ceux qui, installés ici, cherchent un emploi. Alors que le chômage poursuit sa progression, les syndicats mobilisent massivement leurs troupes pour s’opposer à une «réforme» qui ne changera pas grand-chose, tant les grandes orientations se dessinent ailleurs. Pas au ministère du Travail, pas plus qu’à Matignon ou l’Élysée !
Croire un instant que les conditions de vie des salariés vont s’améliorer quand 6 millions d’actifs pointent chez Pôle Emploi relève de l’aveuglement. Avant de s’opposer à toute réforme acceptable ou contestable, il aurait été indispensable de se mobiliser avec force et conviction contre le chômage.
Les seules à le faire, dans l’indifférence générale, sont quelques organisations de Chômeurs & Précaires désargentées, invisibles et inaudibles, ces mouvements marginalisés (au nombre desquels compte APNÉE/Actuchomage) qui œuvrent au cœur des VRAIS enjeux sociaux.
Yves Barraud
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