C’est l’histoire d’un grand camouflage, celui de l’ampleur réelle du chômage en France. En 1967, Georges Pompidou estimait que «si on atteint les 500.000 chômeurs en France, ce sera la révolution». La suite devait lui donner tort. Dix ans plus tard, la barre du million était franchie.
Aujourd’hui, celle des quatre millions est dépassée depuis longtemps, mais on n’en a jamais rien su. Car entre-temps les gouvernements ont pris une série de mesures pour modifier à la baisse le comptage des sans-emploi. À défaut de lutter contre le chômage, ils l’ont peu à peu minimisé, gommé, en tordant le thermomètre, pour atténuer les risques d’explosion. À tel point qu’aujourd’hui le chiffre officiel du chômage, commenté chaque mois, ne reflète qu’une faible partie de la réalité.
On ne compte plus les précaires
La première mesure date de 1977, époque où le chômage commence à s’installer dans le paysage social. L’ANPE se met alors à radier les chômeurs non disponibles immédiatement, par exemple les malades. Au début des années quatre-vingt, les chômeurs sont répartis en catégories de 1 à 5, et seule la première sert de baromètre officiel. On ne compte donc pas les chômeurs qui cherchent un emploi à temps partiel ou temporaire (catégories 2 et 3), ni ceux en formation ou en maladie (catégorie 4). En 1985, premier grand «nettoyage» des listes, avec la création de la catégorie des «dispensés de recherche d’emploi» (DRE). Les chômeurs de plus de 57 ans, dont on estime qu’ils ont peu de chances de retrouver un emploi, se voient proposer, et refusent rarement, de ne plus être contrôlés par l’ANPE. Au passage, ils sortent des statistiques officielles du chômage. L’impact est d’abord limité, avec 80.000 DRE en 1986. Mais depuis la courbe n’a jamais cessé d’augmenter, jusqu’à 400.000 aujourd’hui !
Mais c’est en 1995 que l’on assiste au plus gros tournant dans la gestion de la statistique. Profitant du développement des emplois précaires que les chômeurs sont bien contraints d’accepter, le gouvernement décide de ne plus compter comme chômeurs ceux qui travaillent «trop». Ainsi, les demandeurs d’emploi des catégories 1, 2 et 3, qui ont travaillé plus de 78 heures dans le mois, sont d’office déplacés vers les catégories 6, 7 et 8.
Grâce à ces manipulations, le nombre de chômeurs «invisibles», placés hors baromètre officiel, a explosé depuis dix ans. D’après Pierre Concialdi, économiste à l’IRES, l’effectif des catégories 2, 3, 6, 7, 8 et DRE a augmenté de 100.000 personnes entre 1993 et 1997, puis de 400.000 entre 1997 et 2001 et de 160.000 entre 2001 et 2005 (1). En 1985, un chômeur sur dix seulement était hors statistique officielle. Cette proportion augmente doucement jusqu’en 1996 (25%), puis explose pour atteindre 41% en 2001. Depuis elle progresse lentement, jusqu’à 43% aujourd’hui.
La poussée des catégories 6, 7 et 8 est due au boom de l’emploi précaire. Mais l’explosion des 2 et 3 s’explique par des pratiques volontaires dans les ANPE. «Pour dégonfler les chiffres, les directions locales ont incité les agents à basculer les chômeurs vers les catégories 2 et 3», explique Margot Undriener, de la CGT-ANPE. «On ne tient plus compte de l’emploi voulu par le chômeur, mais de sa situation». Par exemple, si une personne annonce en entretien qu’elle travaille à temps partiel, elle va être déplacée en catégorie 2 puisqu’on considère qu’elle n’est disponible que pour un autre temps partiel. Une autre doit se faire opérer dans quelques mois : elle n’est donc disponible que pour un emploi temporaire (catégorie 3). En parallèle, pour écrêter la courbe du chômage, l’ANPE a mobilisé d’autres outils comme les radiations, qui ont bondi de 5.000 par mois en 1995, à 34.000 aujourd’hui.
4,5 millions de chômeurs
Aujourd’hui, la catégorie 1 ne représente donc plus que 57% des chômeurs. Quand, en 2005, le chômage officiel s’élève en moyenne à 2.419.000 personnes (catégorie 1), soit 9% de la population active, il ignore 1.421.000 chômeurs des catégories 2, 3, 6, 7, 8, et 404 000 DRE. Le «vrai» chiffre du chômage est donc de 4.244.000, soit 15% de la population active.
En fait, on est encore loin du compte. À ce total, il faudrait ajouter les 160.000 chômeurs en formation ou en maladie donc pas disponibles immédiatement (catégorie 4). Et une partie de la catégorie 5 (110.000 personnes) où sont basculés les chômeurs en emploi aidé. Sans oublier les demandeurs d’emploi des DOM (160.000 pour la seule catégorie 1) exclus, de manière tout à fait arbitraire, des statistiques officielles chaque mois. On dépasse alors les 4,5 millions de chômeurs.
Comme le souligne Pierre Concialdi, le halo du chômage est bien plus large encore. Il comprend les chômeurs «découragés» qui, ne touchant pas ou plus d’allocation des Assedic, ne voient plus l’intérêt de s’inscrire à l’ANPE après de longues années sans retrouver d’emploi. Une population difficile à estimer, mais on sait par exemple que, sur 1 million de érémistes, 40% ne sont pas inscrits à l’ANPE. Le halo englobe aussi une partie des personnes à temps partiel en «sous-emploi», c’est-à-dire souhaitant travailler plus : selon l’INSEE, un quart de ce 1,2 million de salariées (ce sont des femmes à 80%) n’est pas inscrit à l’ANPE. De même, 60% des femmes au foyer, classées dans la catégorie des inactifs, aimeraient travailler. De quoi franchir la barre des 5 millions de chômeurs en France.
(1) «Des chômages de plus en plus invisibles », note de CERC-Association nº 10, juin 2001.
Fanny Doumayrou pour L'Humanité
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