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Travailleurs non qualifiés, une «non-classe sociale» ?

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Thomas Amossé et Olivier Chardon ont publié l'étude "Cinq millions de travailleurs non qualifiés : une nouvelle classe sociale ?" pour le Centre d'études de l'emploi (CEE). Ils expliquent pourquoi les salariés non qualifiés subissent une (difficile) condition de classe. Mais ne forment pas une classe sociale, faute d'affirmer une identité collective.

Pourquoi enquêter sur une «nouvelle classe sociale», celle des travailleurs non qualifiés ?
Ils représentent un salarié sur cinq : 5 millions de personnes en tout. Leur nombre avait baissé depuis le début des années 80 et la désindustrialisation; il a à nouveau augmenté à partir de 1993, quand les employés sont, pour la première fois, devenus plus nombreux que les ouvriers. Le tertiaire est le secteur qui crée le plus d'emplois, notamment peu qualifiés. L'idée n'est pas de dire que les traditionnelles catégories d'ouvrier et d'employé ne signifient plus rien. Mais de montrer qu'il y a une proximité souvent plus grande entre une caissière et d'un OS intérimaire de l'industrie automobile, qu'entre ce même OS et un ouvrier qualifié de la sidérurgie, qu'on appelle d'ailleurs plutôt «technicien d'atelier» qu'ouvrier. Au sein des employés, le fossé est encore plus grand entre une caissière et une secrétaire bilingue.

La grille de lecture des catégories socioprofessionnelles (CSP), des cadres aux ouvriers, ne permet-elle plus d'appréhender la réalité sociale ?
Si, mais elle ne suffit plus, en tout cas en bas de l'échelle sociale. La montée du chômage, la féminisation du marché du travail, la restructuration du tissu productif (désindustrialisation d'un côté, extension du tertiaire de l'autre) ont bousculé cette nomenclature dressée par l'Insee en 1954. Ce «découpage» a été le principal mode de représentation de la société française pendant trente ans. Jusqu'aux années 80, pas une enquête sur les divorces, la scolarisation ou le chômage sans ventilation entre cadres, ouvriers, employés, agriculteurs... On pouvait suivre l'existence de ces êtres fictifs que sont l'ouvrier et le cadre moyen... Mais, dans les années 90, avec l'explosion du chômage et de la flexibilité, la figure du précaire s'est imposée au détriment des groupes sociaux dans nombre de recherches scientifiques. L'important n'était plus de savoir comment la société se structurait autour de groupes de gens qui travaillent, mais d'étudier la situation des précaires, des flexibles, du travail intermittent. Ou de caractériser les gens seulement selon leur revenu (bas salaire, ménages ou travailleurs pauvres).

Les «classes sociales» réapparaissent dans les médias, chez les chercheurs et les politiques, comme le montre le succès de l'ouvrage de Louis Chauvel "Les Classes moyennes à la dérive".
A la toute fin des années 1990, plusieurs éléments ont fait revenir sur le devant de la scène les catégories socioprofessionnelles : en premier lieu, la réduction du temps de travail. Des dispositifs légaux différenciés ont été mis en place selon les catégories et les 35 heures ont été vécues différemment selon qu'on soit cadre ou employé. Le 21 avril 2002 et le référendum sur la Constitution européenne en mai 2005 ont amené les sondeurs et les politologues à redécouvrir les classes sociales. Malheureusement, le plus souvent a posteriori, la position sociale se révélant être après coup un des plus importants critères de différenciation des votes. Mais on restait encore coincé dans des grilles de lectures traditionnelles, insuffisantes pour comprendre les mutations des salariés les moins qualifiés.

Votre intuition s'est-elle vérifiée ? Existe-t-il un groupe homogène de travailleurs non qualifiés ?
Ils partagent des conditions de salaires, de travail et d'emploi très proches. Le taux de chômage par exemple. Il est de 10% environ pour les employés et les ouvriers qualifiés, contre respectivement 16 et 22% chez ceux qui ne sont pas qualifiés. Le salaire moyen des employés non qualifiés, à temps complet, est inférieur de 23% à celui des employés qualifiés. L'écart est de 21% entre les ouvriers qualifiés et les non-qualifiés. Cette inégalité est renforcée si on prend en compte le temps partiel. Deux fois plus que les travailleurs les plus qualifiés, ils cumulent les contrats courts (CDD, contrats aidés, stages...) et flexibles. CDD et temps partiel subi pour les employés, qu'ils soient serveurs, aides de cuisine, assistantes maternelles, femmes de ménage... Intérim pour les ouvriers : OS des industries automobiles, manutentionnaires ou ouvriers du tri ou de l'entretien. Quand on parle de travail ouvrier, on imagine la chaleur ou le froid, la saleté, le bruit. On pense plutôt aux horaires décalés pour les employés. En réalité, les conditions des ouvriers et employés non qualifiés se sont rapprochées. Malgré la robotisation, le travail à la chaîne n'a pas disparu à l'usine, et s'est même étendu aux «OS du tertiaire» : caissières, employés des call centers, des fast-foods ou des chaînes d'hôtellerie... Le travail des non-qualifiés se caractérise, plus souvent que pour les qualifiés, par la répétitivité des gestes, le respect des cadences, les horaires décalés (le week-end pour les employés, de nuit pour les ouvriers), et un travail de plus en plus individualisé qui empêche de créer des liens avec ses collègues : on les retrouve aussi bien pour les aides à domicile que pour les ouvriers agricoles. Sur ces points, un fossé sépare les salariés non qualifiés des autres salariés. On peut donc parler d'une véritable condition de classe.

Mais vous relevez qu'il est plus difficile de parler d'une identité de classe.
Les travailleurs non qualifiés sont les salariés qui s'identifient le moins à une classe sociale. Contrairement aux cadres. C'est une première depuis les années 60 ! L'identité de classe a toujours été faible chez les employés -­ sauf dans certains milieux à l'identité forte, comme la banque et la fonction publique ­-, mais celle des ouvriers non qualifiés s'est érodée. Les salariés du bas de l'échelle n'ont plus l'impression de pouvoir progresser professionnellement, ce qui fondait ce sentiment d'appartenance de classe. Pourtant, objectivement, les chances de promotion ne sont pas moins nombreuses pour les non-qualifiés que dans les années 60. Elles sont moins perceptibles. Avant, on évoluait dans la même entreprise, on «voyait» son avenir, concrètement. Aujourd'hui, avec le chômage et la précarité, l'avenir sera sans doute ailleurs, dans une autre entreprise, peut-être dans un autre métier. Une femme de ménage n'a pas de perspective de progression dans son entreprise. Une assistante maternelle non plus. L'éclatement des lieux et des horaires, qui a toujours été un obstacle à la naissance d'une «classe d'employés», a gagné le monde ouvrier : avec le développement de la sous-traitance, on peut travailler sur le même site, dans la même usine, mais pas pour le même employeur... Malgré le renforcement des inégalités de classe, la sociabilité professionnelle s'efface. Et elle n'est pas compensée par d'autres identités qui s'affirmeraient dans la vie personnelle. Les non-qualifiés ont, par exemple, un réseau amical peu étendu, contrairement aux cadres, qui tirent leur sentiment d'appartenance à une classe sociale de cette capacité à mobiliser leur réseau social. On rencontre souvent ses amis pendant la scolarité et au travail, or les non-qualifiés ont fait peu d'études et leur situation professionnelle se caractérise par la succession de contrats courts. D'autre part, moins d'un tiers des non-qualifiés se sentent proches d'un parti, d'un mouvement ou d'une cause politique, contre plus des deux tiers des cadres. Ils se définissent finalement par une «identité de retrait» : les catégories supérieures ­ et donc les politiques, journalistes ou chercheurs ­ ont du mal à se les représenter autrement qu'en «négatif» : non-qualifiés, non-intégrés... Eux-mêmes ne se rendent pas visibles collectivement et on ne leur donne que peu de moyen pour cela : si les non-qualifiés apparaissent dans nos enquêtes comme ayant des loisirs plus réduits, c'est aussi parce qu'ils se reconnaissent moins que les autres dans les activités de loisir proposées dans le questionnaire. Notre vision collective des milieux populaires a besoin d'être renouvelée.

Pourtant, depuis les années 2000 émergent des mouvements de salariés non qualifiés : les femmes de ménages d'Arcade, les salariés de McDo ou Pizza Hut...
Mais c'est peu et on parle toujours des mêmes... Les syndicats, qui ont conscience que les salariés non qualifiés représentent un champ de syndicalisation important, ont multiplié les campagnes d'adhésions auprès des salariés du commerce ou parmi les précaires de l'industrie. Sans succès. On peut expliquer cette difficile mobilisation par la parcellisation du travail, l'éclatement des horaires et des lieux de travail. Mais aussi par la segmentation des travailleurs non qualifiés : ces emplois sont assignés en fonction de l'âge, du sexe, de l'origine. Schématiquement, les nounous sont des femmes, les OS des jeunes «dans la force de l'âge», les agents d'entretien d'origine africaine... C'est d'ailleurs un choix des employeurs : le travail non qualifié n'exige pas de diplôme. L'important est de recruter ceux qui vont rester. Ceux, donc, qui n'ont pas le choix : des femmes, notamment en situation monoparentale, les immigrés, qui sont surreprésentés parmi les non-qualifiés... A l'inverse, pour d'autres métiers non qualifiés, le critère de recrutement est d'embaucher ceux qui ne resteront pas : les étudiants pour les fast-foods. Dans les deux cas, l'employeur envoie comme signal au salarié qu'il n'y a pas de perspective d'évolution de carrière pour lui. La population non qualifiée est donc bien plus hétérogène que la population qualifiée. Quand on devient profession intermédiaire ou cadre, les critères individuels s'estompent : on est le fruit d'une sélection sociale, on a adopté les codes requis pour monter dans l'échelle sociale. Au contraire, parmi les non-qualifiés et en l'absence d'une identité de classe forte et solidaire, les tensions émergent : entre hommes et femmes, Français ou étrangers, jeunes et vieux.

Dans la campagne électorale, Nicolas Sarkozy se présente comme «le candidat des invisibles» alors que Ségolène Royal parle souvent au nom des caissières à temps partiel. La classe politique redécouvre-t-elle ces salariés non qualifiés ?
Il y a effectivement un intérêt renouvelé des politiques pour les milieux populaires, sous l'angle de leur condition de travail et de leur salaire, ce qui recoupe le thème des non-qualifiés. On le voit aussi du côté de la recherche, notamment avec le livre "La France invisible" dirigé par Stéphane Beaud. Mais parler des «invisibles», c'est encore une fois refuser de nommer. Ça ne permet pas de donner des points d'appui pour faire évoluer la situation. D'ailleurs, le fait que certains politiques reprennent ce terme d'«invisibles» n'a rien d'un hasard. Les «invisibles», c'est une catégorie très pratique pour eux... Ça ne veut rien dire de précis ! Alors que dire «non-qualifiés» obligerait à répondre à la question : «Mais alors que fait-on pour leur permettre d'accéder à des emplois qualifiés ?»

(Source : Libération)

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