On vous dit que des économies sont nécessaires, que dans un univers de compétition mondialisée l’État ne peut plus se permettre d’être social ? Demandez pourquoi après la Seconde Guerre mondiale, dans un pays exsangue, il a été possible de créer la Sécurité sociale, de nationaliser les grands secteurs économiques, de multiplier les droits sociaux. Dans une France plusieurs centaines de fois plus riche qu’il y a soixante ans, on serait donc obligés de tout brader ?
On vous dit que la France ne peut plus vivre au-dessus de ses moyens, qu’en voulant préserver votre statut et continuer de protéger des plus exposés aux aléas de la vie, vous êtes décidément un fieffé dépensier sans cervelle ? Soulignez qu’à de très rares exceptions près (comme l’année 2009…), notre pays a continué de produire chaque année des richesses, certes moins vite que pendant les «Trente Glorieuses», mais en a produit quand même. Et rappelez, en cas d’oubli et contrairement à ce qu’on semble vouloir nous faire croire parfois, que la France ne fait pas encore partie du tiers-monde...
On vous dit que la France vieillit, qu’il y a de moins en moins de jeunes actifs, que l’espérance de vie s’allonge, donc qu’il faut travailler, pourquoi pas, jusqu’à 70 ans ? Répondez que d’après le très sage Comité d’orientation des retraites, à peine 0,4% de cotisations en plus auraient pu suffire à maintenir les 37,5 annuités d’antan.
On vous dit qu’avec des caisses vides, des entreprises soumises à une concurrence féroce, on ne peut pas augmenter les salaires et encore moins améliorer le pouvoir d’achat ? Rétorquez que les services de la Commission européenne, peu connus pour être un repère de gauchistes, ont chiffré à quelque 170 milliards d’euros le transfert annuel des richesses du travail vers le capital. Ajoutez que la part des dividendes versée aux actionnaires a été multipliée par cinq au cours de vingt dernières années.
Pour clore le tout, terminez en rappelant que sous nos yeux, pris la main dans le sac, les États occidentaux ont sorti de leur chapeau de magicien des centaines de milliards et procédé à des nationalisations honteuses. Et si tout était possible, finalement ?
Vive le conservatisme !
Le mot «réforme» est devenu le veau d’or du vocabulaire politique. Pas un jour sans que le président ou son premier ministre ne martèlent leur «volonté de réformes». La clamer paraît désormais suffire à démontrer que l’on s’active pour le pays, bref que l’on gouverne. Bougez, il en restera toujours quelque chose ! Comme si la question cruciale du sens et du contenu était devenue secondaire.
Réformer pour qui ? Pour quoi faire ? C’est cela qui importe. Or la droite – mais aussi trop souvent la gauche au pouvoir – a dévoyé l’idée de réforme. Autrefois associée presque mécaniquement à la notion de progrès, social en particulier, elle est désormais tout bonnement synonyme de «mouvement» dans son image, et de régression sociale dans sa portée réelle. Où nous mène ce «mouvement» depuis une trentaine d’années ? À la déconstruction méthodique du droit du travail, à l’individualisation croissante de la société, à l’extinction des protections pour les plus faibles et à la préservation accrue des plus nantis.
À ce propos, quelle invention géniale et cynique que le «bouclier fiscal» ! Il fallait oser, tout de même. Un «bouclier» pour les plus gros contribuables, comme s’ils avaient besoin d’être choyés, protégés tel une espèce en voie de disparition. C’est typique de l’inversion produite par le poison néolibéral : le salariat ne mérite que la précarité, des salaires de survie, une retraite aléatoire, un accès plus compliqué aux soins et à l’éducation. En revanche, les détenteurs du capital, des rentes de toutes sortes, ont besoin de notre sollicitude, du cocon de l’État qui n’est plus providence que pour eux. Que voulez-vous, on a tant besoin de leurs investissements… La main-d’œuvre, elle, on en a plus qu’il n’en faut : regardez, il y a tellement de chômeurs ! À quoi bon être bienveillant avec ceux qui travaillent et produisent les richesses, puisqu’on en a des millions de rechange ?
Les réformes conçues à partir de ce raisonnement font imploser la société de progrès pour le plus grand nombre, bâtie après la Libération et à la faveur des Trente Glorieuses. Alors ne me parlez plus de réformes ! En ce moment, cela me donne d’irrépressibles envies de conservatisme !
Mesdames et messieurs de gauche, ne disputez plus ce mot désormais «pourri» à la droite, vous entrez dans son jeu. Parlez-moi de droits sociaux, d’égalité, de bien commun. Et dans la France de Sarkozy, n’ayez pas peur d’être conservateurs ! Sinon, il n’y aura bientôt plus rien à conserver.
Stéphane SIROT
Historien et spécialiste des mouvements sociaux et du syndicalisme, il a notamment publié "La grève en France" (Odile Jacob, 2002) et "Les syndicats sont-ils conservateurs ?" (Larousse, 2008).
(Source : L'Humanité)
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