Le krach de l'automne 2008 a ébranlé le monde, révélant les turpitudes d'un modèle ultra-libéral tant vanté (qui devait ruisseler de richesses) ainsi que les scandaleuses agapes d'une caste d'irresponsables (qui s'en tirent, aujourd'hui, à bon compte).
Par ricochet, en 2009, la crise du capitalisme financier est devenue une crise économique et sociale. Partout, les faillites d'entreprises et les licenciements ont fait bondir le chômage. Partout on a compris que ce système, après avoir abondamment privatisé ses profits, mutualiserait ses pertes sur le dos des États et des populations.
L'année dernière, nous étions encore sous le choc. Le spectre de 1929 était dans tous les esprits, avec ses sans-abri errant sur les routes et ses cortèges de chômeurs faisant la queue dans les soupes populaires. On a vu alors les discours sur les chômeurs et les pauvres se teinter de modération, voire de compréhension alors que, quelques mois auparavant, sous l'influence d'un nouveau président de la République "bling-bling" qui prônait la «valeur travail» et crachait sa haine des «assistés», la tendance était à l'anathème. On s'est aussi rendu compte que ce président n'était pas celui «de tous les Français» mais plutôt celui des riches, que sa «valeur travail» ne pesait pas lourd face à un tel marasme et qu'au contraire, le "modèle français" — qu'il voulait "réformer" au nom d'un libéralisme économique désormais failli —, en avait considérablement limité les dégâts.
L'addition, s'il vous plaît !
A force de nous seriner que cette crise n'a rien à voir avec celle de 1929, que le système a été sauvé et qu'il sera bientôt "moralisé", le message a fini par passer. Deux ans après le déclenchement du séisme, les gens semblent s'être habitués au leurre de la «ri-lance», aux fausses "embellies", aux mauvais chiffres du chômage estimés «encourageants» et autres signes de "reprise" relayés à plein tube par des médias complaisants. Comme le disait Joseph Goebbels, qui fut l'un des innombrables avatars de la crise de 1929, n'importe quel mensonge, à force d'être répété, devient une vérité. Dans un contexte de crise, le mensonge est même bienvenu : il permet de conforter le déni de réalité qui anesthésie et escamote une angoisse trop insupportable.
En 2009, à grands coups de milliards, les États ont donc renfloué la Finance — qui avait, jusque là, privatisé ses profits sans trop ruisseler... Puis, en 2010, les gouvernements ont organisé la fameuse "socialisation des pertes" qui nous pendait au nez : c'est-à-dire qu'après avoir épongé tous ces excès de dette privée par un endettement public massif, a sonné l'heure pour les populations innocentes de contribuer au remboursement via des cures d'austérité... Et là, ceux qui ont été à peu près épargnés par la crise — n'en ayant pas payé le prix en perdant leur emploi puis sombré dans la pauvreté — se sont aperçus qu'ils allaient devoir à leur tour se serrer la ceinture, et pas que d'un cran.
A nouveau, au nom d'une trop grande générosité publique qui creuse les déficits (alors que c'est le sauvetage du système bancaire qui les a accentués), au nom d'une hypothétique reprise qui doit se profiler à l'horizon (mais n'est pas pour demain), chacun scrute son porte-monnaie et exprime sa colère en cherchant un bouc-émissaire, stimulé par le discours ambiant que portent les responsables & complices de ce naufrage collectif. Le plus commode, comme d'habitude, c'est de s'en prendre à ces fainéants de chômeurs — qu'on indemnise trop longtemps et qu'il faudrait obliger à travailler gratuitement, comme en Grande-Bretagne ou alors en Belgique — et aux salauds de pauvres — ces profiteurs qui vont, en plus, toucher une prime de Noël alors que moi, mes impôts locaux ont doublé : Ras-le-bol de payer pour tous ces «assistés» qui ne font rien !
Bien qu'il y ait erreur sur la personne et que les authentiques profiteurs de la crise ne sont pas où on croit les voir (ça demande un peu de gymnastique oculaire et, surtout, intellectuelle), les réactions anti-chômeurs ont, un peu partout, regagné du terrain. Oubliées, les vraies raisons de la crise. Oubliés, les vrais coupables. Oubliées, ses vraies victimes. Comme l'écrivait Henning Mankell dans Le cerveau de Kennedy, «les gens n'ont presque jamais de conscience morale. Les pauvres, parce qu'ils n'en ont pas les moyens. Les riches, parce qu'ils pensent que ça leur coûtera trop cher»...
L'intégrisme dans toute sa splendeur
Il y a peu — quelque trois décennies —, une fille qui se faisait violer était considérée responsable de son agression. «Elle l’a bien cherché», disaient la plupart des flics dans les commissariats mais aussi… des femmes. Aujourd'hui, sauf exception, celles qui subissent le viol ou la violence domestique reçoivent notre compassion, les personnels de police ont été formés pour les accueillir avec respect et traquent leurs agresseurs avec zèle. Les violeurs sont considérés comme des prédateurs sexuels que la loi condamne. Les victimes sont reconnues en tant que telles, et un accompagnement visant à favoriser leur reconstruction psychique va de soi.
Nous sommes donc indignés par ces pays "arriérés" où les femmes soupçonnées de tromper leur conjoint (à qui elles ont été unies de force) sont emprisonnées, fouettées voire lapidées. Ces lointaines contrées où les femmes violées sont jugées impures (donc indignes du mariage quand elles étaient vierges, parfois obligées d'épouser leur agresseur) ou répudiées par leur mari, chassées par leur famille et que le déshonneur pousse au suicide, tant la victime se sent toujours coupable tandis que son agresseur, lui, échappe d'autant plus à ce sentiment qu'il n'est jamais condamné. Nous, pays "modernes" et "développés", dénonçons via nos prétendus Droits de l'Homme — et un peu de la Femme… — ces traditions "archaïques" en qualifiant ces pays d’"intégristes".
Pourtant, que faisons-nous avec nos chômeurs et nos pauvres ? Exactement la même chose. Qu'elle soit patriarcale ou capitaliste, «le secret d’une autorité tient à la rigueur inflexible avec laquelle elle persuade les gens qu’ils sont coupables», écrivait Raoul Vaneigem. Ceci est valable pour nous, gens "civilisés" qui désignons les victimes de cette crise comme ses responsables, en toute occasion et en tout lieu : de Pôle Emploi à la CAF, véritables commissariats de jadis où la suspicion et la punition remplacent le respect; au café du commerce où celui qui a perdu son boulot, c'est parce qu'il l'a bien cherché et s'il n'en retrouve pas, c'est parce qu'il n'en cherche pas; dans les familles où qui a été répudié par le "marché du travail" suinte le déshonneur; à la télévision où, pour peu que la souffrance du chômeur soit évoquée, politiques, "experts" et autres éditocrates œuvrent à son ultime avilissement.
Pourtant, au fond de nous, nous savons bien que ce ne sont pas eux, les vrais coupables. Quant aux vrais profiteurs, ils ne peuvent que s'être enrichis avec la crise, et non le contraire. Quid des prédateurs économiques qui détruisent des emplois pour se faire un maximum de fric en un minimum de temps ? Ceux-là, jamais ils ne sont condamnés : «Un criminel est une personne avec des instincts de prédateur et qui n’a pas assez de capital pour fonder une société», ironisait Alphonse Allais. Et tant qu'on a du capital, on peut pratiquer le parasitisme économique — le «terrorisme économique», accusait Michael Moore — en toute impunité.
Malgré notre niveau de "civilisation", nos concitoyens ont peur du chômage et de la pauvreté comme, dans les pays dits "intégristes", les hommes ont peur de la femme. Au lieu de dominer ce sentiment en mettant fin à ce qui le provoque — l'ignorance —, on va au plus facile en écrasant celui ou celle qui nous renvoie à notre propre bêtise. Or, ce n'est pas en avilissant les chômeurs et les pauvres qu'on éradique le chômage et la pauvreté, ni en avilissant les femmes qu'on fait progresser l'humanité.
Sophie Hancart
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