L’ampleur des délocalisations constitue le scandale politico-économique probablement le mieux dissimulé à l’opinion, en Europe et aux Etats-Unis. Alors que la France est le pays européen qui se désindustrialise le plus vite, que son secteur des services et lui aussi touché de plein fouet par ce phénomène, il n’existe depuis 2005 aucun rapport officiel, aucune évaluation publique sur la grandeur de ce processus en cours, qui s’est d’ailleurs accéléré depuis la crise de 2008. Les économistes, comme d’ailleurs tous les experts ont tendance à corroborer avant tout une pensée dominante, celle d’une «mondialisation heureuse» où il n’y aurait que des gagnants. Ils font le choix de l’illusion au détriment de la réalité, alors qu’il faudrait au contraire dissiper l’illusion pour maîtriser la réalité. Et cette réalité, en France, en Europe et aux Etats-Unis, est angoissante : la liste des perdants, ou plutôt des vaincus de la mondialisation qui ont vu leurs emplois dévalorisés, ne cesse de s’allonger, alors que celle des gagnants se ramène en tout et pour tout en trois catégories : les dirigeants des entreprises qui délocalisent, leurs actionnaires, et les pays émergents qui bénéficient non seulement des emplois délocalisés mais aussi les transferts de technologie qui les accompagnent.
[...] Le développement de la mondialisation a incité les entreprises occidentales à opérer deux choses : se réorganiser et délocaliser. Une réorganisation ne revêt pratiquement jamais un caractère définitif mais les délocalisations, au contraire, ont crée des dommages irréversibles. [...] Nous ne sommes plus en mesure de décider de notre avenir, et croire que nous pourrions encore imposer une division du travail qui prolongerait notre domination relève de la stupidité. Les faits sont là : à compétence équivalentes, un informaticien indien est payé 1/5e du salaire de son homologue européen ou nord américain, selon Alan Blinder, professeur à Princeton et ancien président du bureau des gouverneurs de la Réserve Fédérale, 28 des 42 millions d’emplois dans le secteur des services américains sont «susceptibles d’être délocalisés», et il semblerait que cette nouvelle vague de délocalisation soit si importante et rapide que les sociétés occidentales éprouvent de grandes difficultés d’ajustement. Pour lui, et je partage son opinion, à l’avenir la distinction cruciale ne sera plus entre le travailleur hautement qualifié et les autres, mais entre ceux dont l’emploi peut être délocalisé et ceux qui ne courent aucun risque.
[...] Il faut le dire clairement : l’Europe encourage et finance les délocalisations à l’intérieur de son propre espace. Ses règlements, si contraignants, pour la conquête de nouveaux marchés extérieurs, se révèle à l’intérieur de ses frontières un véritable pays de cocagne pour les chefs d’entreprise, et un véritable cauchemar pour les travailleurs. Le secteur automobile s’est vu octroyer des aides massives alors qu’il avait déjà largement délocalisé, après la chute du mur de Berlin, dans des pays d’Europe de l’Est à bas salaires. Entre 2000 et 2005, la production automobile ainsi délocalisée a augmenté de 39,2% alors que les ventes ne progressaient que de 11%. Une nouvelle preuve que les économies de coûts sont au cœur de cette stratégie. La Cour de justice européenne, elle, se prononce en faveur du dumping social à travers plusieurs de ses jugements. Elle a donné raison à une entreprise lettonne qui faisait travailler en Suède des salariés lettons payés aux normes salariales de ce pays ; même chose pour des travailleurs estoniens employés en Finlande. En France, quand on ne peut pas délocaliser les chantiers, on utilise des travailleurs portugais, payés entre 1.300 et 1.500 € primes comprises, et travaillant 6 jours sur 7, 60 heures par semaine. Ce travail à bas coût digne des conditions du 19e siècle a été pratiqué par une filiale de France Télécom.
[...] Il existe un exemple saisissant, celui de l’équipementier automobile Treves, qui obtenu 55 millions d’euros d’aide publique pour délocaliser. Depuis des mois, les salariés de deux de ses usines étaient mobilisés contre la fermeture. Ils ont appris que le groupe avait perçu un financement venant d’une filiale du fond stratégique d’investissement, un organisme crée en 2008 par Nicolas Sarkozy pour, justement, atténuer les effets de la crise et tenter de maintenir l’emploi. Le 14 octobre 2009, les élus du comité d’entreprise on été reçus à Bercy par le directeur de cette branche du fond d’investissement qui a déclaré : «Nous avons décidé en janvier 2009 d’intervenir dans le groupe Treves pour éviter un dépôt de bilan et la décision a été prise en février. Nous ne pouvons intervenir sans une restructuration massive, la seule solution viable était la fermeture de deux usines non rentables». Ainsi l’argent destiné à la sauvegarde de l’emploi en France, octroyé par un organisme d’état, a permis aux dirigeants de ce groupe de licencier en toute quiétude plusieurs centaines de salariés et de financer leur délocalisation dans un pays à bas coût.
[...] Les arguments rejetés en boucle par les partisans des délocalisations qui clament qu'elles sont un processus naturel, une espèce de darwinisme social sur lequel il est inutile de s’attarder puisqu'à terme, les bénéfices réalisés par l’entreprise qui délocalise lui permettrons de créer de nouveaux emplois dans le pays d’origine, sont des slogans dépourvus de toute réalité. Les emplois nouveau qui sont créés ne découlent jamais, ou presque, des délocalisations. Par contre, les entreprises se comportent à la fois comme des mendiants et des fossoyeurs : elles quêtent les aides de l’UE, de l’Etat, des régions, puis ensuite ferment les usines, contrairement à leurs promesses, et les délocalisent dans les pays émergents. J’évoquais auparavant le nombre de perdants qui s’accroît rapidement : les gouvernements occidentaux, confrontés à une économie mondiale ouverte, n’ont plus ni les moyens, ni la volonté de protéger leurs populations ; et encore moins le pouvoir d’encadrer les entreprises.
[...] La mondialisation s’est retournée contre nous et nous ne disposons plus d’aucune carte maîtresse. En délocalisant massivement en Chine et en Inde, les entreprises occidentales sont tombées dans un piège qui se referme désormais sur elles. Face à un occident imprévoyant, la Chine a depuis longtemps anticipé chaque étape de sa stratégie : elle a d’abord ciblé… des emplois occidentaux et après les avoir obtenus, elle exige des transferts de technologies, puis l’accès à la recherche et au développement de ces sociétés. Pour Pékin, racheter des firmes occidentales est parfaitement superflu puisqu’elles acceptent d’opérer ces transferts et de se laisser piller. En agissant ainsi, les sociétés occidentales n’hypothèquent pas seulement leur avenir : elles programment leur suicide. [...] Au fond, la domination occidentale n’aura peut-être duré qu’un siècle et demi.
[...] Nos responsables politiques pratiquent une véritable omerta en ce qui concerne cet enjeu alors que depuis quinze ans, le lien de confiance avec la société s’est peu à peu distendu jusqu’à se rompre totalement. Une part croissante de l’opinion se sent totalement impuissante face à la passivité des responsables politiques. Or, tout système vacille lorsqu’il apparaît comme trop injuste à ses citoyens. Les entreprises du CAC 40 viennent de réaliser des bénéfices de 80 milliards de dollars. Or, sur l’autre versant, elles ont fait passer leurs effectifs en France de 50% à 28%. Il faut savoir que toute entreprise qui délocalise ne détruit pas seulement des emplois mais aussi de la richesse nationale : l’argent qu’elle soustrait en réalisant à l’étranger des bénéfices qu’elle ne rapatrie pas, compromettant le financement des systèmes de santé, d’éducation… Il faudrait, si elle décide de délocaliser, qu’elle en paye le prix à la collectivité en acquittant une indemnisation prélevée sur les bénéfices qu’elle réalise. Une telle démarche est politiquement réalisable et n’entraverait nullement la compétitivité de ces firmes.
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