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Peut-on «louer un étudiant» ?

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Un site propose désormais ce type de service aux chefs d’entreprise en lieu et place d’opérer un recrutement ou signer une convention de stage, le but étant d’externaliser l’emploi pour réduire les coûts salariaux. Pourtant, l’opération est susceptible d’être requalifiée en contrat de travail; ce qui n’est pas sans risque pour l’entreprise utilisatrice comme pour l’intermédiaire.

Face à l’augmentation du chômage et aux mutations du marché de l’emploi provoquées par la crise, le législateur a introduit une nouvelle institution en droit français pour relancer l’activité, faire baisser le nombre de demandeurs d’emplois et permettre quelques rentrées fiscales supplémentaires : l’auto-entreprise. Celle-ci consiste en un paradigme simpliste : une personne physique peut devenir une entreprise. Le statut de l’auto-entrepreneur a donc été introduit en droit français avec la Loi de Modernisation de l’Économie du 4 août 2008.

Dans ce contexte, une société intermédiaire propose désormais aux entreprises de «louer un étudiant» (sic) auto-entrepreneur… Elle a donc édité un site internet afin de mettre en relation des entreprises et des étudiants en tant «qu’apporteur d’affaires». L’entreprise utilisatrice externalise ainsi le traitement de diverses prestations en les confiant à ces tiers pour un coût moindre que ce qu’elle aurait payé en recourant à un professionnel ou à un de ses propres salariés. Par exemple, une entreprise a besoin de préparer une campagne de communication : elle va alors «louer un étudiant» en marketing pour réaliser son projet, qui travaillera selon les directives de son «locataire» comme s’il était salarié.

Mais est-ce que ce schéma contractuel est bien conforme au droit du travail, à cette réglementation qui se caractérise par la dimension particulière qu’occupe l’ordre public ? Non, serait-on tenté de répondre s’il s’agit là d’une relation de travail, ce qui pourrait entraîner de lourdes sanctions civiles voire pénales non seulement pour la société intermédiaire, mais également pour l’entreprise utilisatrice.

1. La «location d’étudiants» : relation d’affaires ou relation de travail ?

Dans sa «Foire aux questions», la société intermédiaire se présente comme «mandatée par l’étudiant pour agir en tant qu’apporteur d’affaire et faciliter le paiement entre l’entreprise et l’étudiant». Elle prend d’ailleurs le soin de préciser que «(le site) n’est pas une plateforme d’intérim ou de placements d’étudiants en entreprises». Ce sont là de bien maigres précautions pour se prémunir contre tout risque de requalification de l’opération...

Comme le soulignait le Professeur Antoine Mazeaud dans son livre Droit du travail, «les indépendants, qui ne forment pas un groupe homogène, se trouvent parfois en situation de précarisation renforcée. Le passage du salariat au ‘‘self-employment’’ peut alors apparaître factice». Or, il n’est plus à démontrer que les «jeunes» (ici qualifiés d’«étudiants») constituent une population particulièrement exposée à la précarité sur le marché de l’emploi puisque 41% des chômeurs français sont âgés de moins de 30 ans.

S’il est parfaitement envisageable qu’une relation d’affaires puisse naître entre un «étudiant» prestataire de services et une entreprise utilisatrice maître d’ouvrage, cette relation est toutefois susceptible d’être requalifiée par le juge prud’homal en contrat de travail à durée indéterminée (CDI). En effet, l’opération contractuelle envisagée ressemble à un contrat de travail puisqu’on y décèle une prestation de travail qui est, en contrepartie, rémunérée ; cette prestation s’opérant sous la subordination au pouvoir du maître d’ouvrage [1]. A telle enseigne, il faut rappeler que l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a jugé que le lien de subordination résulte des conditions d’accomplissement du travail et non de la qualification donnée par les parties [2]. Si un contentieux venait à survenir dans ce cadre, tout dépendrait alors des conditions d’exécution de la prestation [3].

Le schéma contractuel mis en place peut laisser perplexe. Ainsi, ne pourrait-on pas y voir un contrat de travail temporaire ? En effet, le travail temporaire suppose une relation triangulaire entre une entreprise de travail temporaire, une entreprise utilisatrice et un travailleur intérimaire. Dès lors, l’intérimaire «apporteur d’affaires» ne serait rien moins qu’une entreprise de travail temporaire, et le pseudo-mandat de l’étudiant ne serait rien d’autre qu’un contrat de mission. La société intermédiaire et l’entreprise utilisatrice étant alors liées contractuellement par un contrat de mise à disposition.

Cependant, il faut rappeler que le recours à cette formule est limité à certaines hypothèses légales (l’article L. 1251-6 du Code du travail évoque : le remplacement, l’accroissement temporaire d’activité, emploi saisonnier, emploi d’usage). Ce qui est affaire de circonstances mais pourrait tomber sous le coup de l’article L. 8241-1 du Code du travail qui prohibe toute opération à but lucratif ayant pour objet exclusif le prêt de main d’œuvre. Ce délit réprimant tant l’entreprise utilisatrice que le prêteur par une peine principale de 2 ans d’emprisonnement et de 30.000 euros d’amende ou d’une amende de 150.000 euros s’il s’agit d’une personne morale.

Il ne s’agit, en tout cas, pas d’un contrat de sous-traitance au sens de la loi du 31 décembre 1975 puisque, outre le fait que le schéma proposé ne devrait pas correspondre à la définition de l’article 1er de la loi précitée, la jurisprudence a posé certaines conditions pour reconnaître une telle figure qui ne sont pas satisfaites en l’espèce à en juger par la «Foire aux questions» du site internet :

• l’activité sous-traitée implique une spécialisation ou un savoir faire que ne possède pas l’entreprise utilisatrice;
• le contrat porte sur une prestation de services à accomplir, et non sur une simple location de main d’œuvre;
• le personnel du sous-traitant détaché dans l’entreprise utilisatrice — ici l’«étudiant» — conserve, pendant la durée de la mission, une totale autonomie (absence d’encadrement du maître d’œuvre);
• le sous-traitant fournit au personnel détaché l’outillage ou les moyens matériels nécessaires à l’exécution de la tâche;
• la facturation est forfaitaire, en fonction du résultat et non du nombre d’heures de travail effectuées;
• le contrat de sous-traitance comporte des clauses contraignantes pour le sous-traitant (clauses pénales, obligations de résultat, etc.).

2. Conséquences civiles de la requalification

Un certain nombre d’indices permet aux juges de conclure à l’existence d’un lien de subordination et donc, d’un contrat de travail. En fonction de ces indices, il est possible de déterminer les précautions à prendre pour éviter une requalification du contrat de travail :

• ne pas donner de directives détaillées au prestataire extérieur;
• ne pas contrôler l’ensemble de l’activité du prestataire;
• ne pas imposer les lieux, délais, tenues, matériel, horaires de travail, formations que le prestataire devrait suivre;
• vérifier l’indépendance économique du prestataire : ainsi, l’entreprise utilisatrice sera considérée comme employeur si elle est la seule à contracter avec le prestataire pendant la prestation;
• ne pas rémunérer le prestataire dans des conditions qui rappellent le salariat.

Ainsi, si une seule de ces conditions n’est pas satisfaite, la requalification du contrat d’entreprise en CDI de droit commun emportera une série de conséquences en faveur du salarié :

• le terme du contrat sera considéré par le juge prud’homal comme un licenciement ayant entraîné la rupture sans cause réelle et sérieuse du contrat de travail, ce qui ouvre droit à des indemnités de rupture;
• des rappels de salaires pourront être exigés le cas échéant;
• enfin, des dommages et intérêts devront être versés à la victime.

Il faut également signaler que les organismes sociaux et l’administration fiscale pourront intervenir pour réclamer le paiement des cotisations et impositions exigibles mais non versées par l’employeur considéré alors comme un fraudeur, ceci sans préjudice de l’application d’autres sanctions spécifiques au droit social et au droit fiscal.

3. Conséquences pénales de la requalification

La «location d’étudiants» : un possible délit de travail dissimulé

Les articles L. 8221-3 et L. 8221-5 du Code du travail définissent le travail dissimulé sous deux angles :

• la dissimulation d’activité, qui est l’exercice à but lucratif d’une activité de prestation de services par toute personne qui n’a pas procédé aux déclarations qui doivent être faites aux organismes de protection sociale ou à l’administration fiscale;
• la dissimulation d’emploi salarié, qui est le fait pour tout employeur de se soustraire volontairement à l’accomplissement des formalités de déclaration préalable à l’embauche et/ou de ne pas délivrer de bulletin de paie, ou de mentionner sur ce dernier un nombre d’heures de travail inférieur à celui réellement accompli.

Les représentants légaux s’exposent à des sanctions pénales : soit 3 ans d’emprisonnement et 45.000 euros d’amende. Les personnes morales pourront être condamnées à 225.000 euros d’amende.

En outre, si ce délit était retenu, des sanctions administratives peuvent s’appliquer : l’employeur peut perdre le bénéfice de toutes les mesures d’exonérations ou de réduction des cotisations de sécurité sociale dans la limite de cinq ans.

La «location d’étudiants» : un possible délit de marchandage

L’article L. 8231-1 du Code du travail définit le délit de marchandage comme toute opération à but lucratif de fourniture de main d’œuvre qui a pour effet de causer un préjudice au salarié qu’elle concerne ou d’éluder l’application des dispositions de la loi, de règlements, de conventions ou d’accords collectifs de travail.

Les personnes responsables pénalement sont alors la société intermédiaire et l’entreprise utilisatrice. Les représentants légaux des deux entreprises s’exposent à une peine de 2 ans d’emprisonnement et 30.000 euros d’amende. Les personnes morales risquent : une amende de 150.000 euros, la dissolution de l’entité juridique, l’interdiction d’exercer l’activité concernée, le placement sous surveillance judiciaire, la fermeture définitive de ou des établissements concernés, l’exclusion des marchés publics à titre définitif ou provisoire, l’affichage de la décision ou la publication par voie de presse ou audiovisuelle.

CONCLUSION

L’exploitation économique par l’intermédiaire et l’entreprise utilisatrice de la précarité des étudiants sur le marché de l’emploi nous semble particulièrement immorale et surtout contraire aux dispositions du Code du travail. Il reste maintenant à savoir si un contentieux naîtra à propos de ce schéma contractuel qui se situe aux confluents de l’auto-entreprise et du contrat de travail afin d’éclairer les choix de certains chefs d’entreprise en mal de réduction de leurs coûts salariaux.

Jonathan Quiroga-Galdo, Doctorant - Le Village de la Justice

[1] Cass. soc., 13 novembre 1996, Dr. soc. 1996, 1067, obs. Dupeyroux ; JCP E 1997, II, 911, note Barthélémy ; 23 avril 1997, Dr. soc. 1997, 642, note Savatier ; et plus récemment : Cass. civ. 2e, 13 novembre 2008, n° 07-15.535, publié au bulletin

[2] Cass. Ass. plén., 4 mars 1983, D. 1983, 381, concl. Cabannes

[3] Cass. soc., 19 décembre 2000, Dr. soc. 2001, 227, ét. Jeammaud


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Mis à jour ( Mardi, 15 Novembre 2011 11:58 )  

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