Quand Samy, déléguée CGT du Monoprix Canebière à Marseille, a appris la nouvelle, son sang n’a fait qu’un tour. «Tu te rends compte, ils veulent licencier Kader parce qu’il a pris des melons dans la poubelle ! Juste lui, qui dit jamais rien, qui est gentil comme tout, qui est à deux ans de la retraite et en plus malade ! Je suis sûre qu’ils veulent lui faire payer sa participation à la grève». (Kader était tous les jours sur le piquet de grève, en septembre 2010) Elle est furibarde au téléphone et comme à chaque fois qu’une injustice se déroule dans cette chaine propriété du groupe Casino, j’ai du mal à l’arrêter… et je ne suis pas sûr d’en avoir envie. «Tu te rends compte, il n’a rien dit à sa femme et il vient tous les matins devant le magasin comme un malheureux.»
Dans la même période, elle se prend elle-même un avertissement pour avoir mal parlé à un chef qui avait dit à un salarié qu’il faisait du «travail de bougnoul»… Le chef, lui, n’a eu bien sûr à ce jour aucune sanction. Difficile de ne pas faire le lien avec le conflit de l’automne dernier qui a eu une audience nationale.
Kader, 59 ans, travaille comme réassortisseur (il place les produits dans les rayons) depuis huit ans dans la grande surface pour 1.000 euros par mois. Issu d’une génération où l’on ne jette rien et surtout pas de la nourriture, lundi dernier, Kader avait récupéré six melons et deux salades périmés dans la benne à ordures du magasin : «Quand je suis passé devant, j’ai vu ces fruits qui allaient être jetés. Je les ai trouvés en bon état. J’ai décidé de les rapporter à la maison. C’était juste pour les manger», regrette-t-il. Ce geste lui a valu une mise à pied à titre conservatoire car, d’après le règlement intérieur, il serait interdit de se servir dans les poubelles de l’enseigne. Kader affirmait pour sa part qu’il n’avait jamais eu connaissance de cette règle.
On est vendredi 1er juillet. Décision immédiate est prise de faire un tract, une pétition, d’appeler à un rassemblement devant le magasin mercredi, jour de la convocation de Kader, et d’informer largement les salarié-e-s et syndiqué-e-s CGT du secteur, mais aussi l’ensemble des médias.
Mardi 5, veille d’armes à l’UL : les téléphones chauffent. Mercredi 6, le rassemblement a lieu, et la presse est là. Kader, lui le timide, le réservé, tout à sa honte et pensant à sa famille à qui il n’a rien dit, refuse toute photo, mais il parle : «Je n’ai pas volé, c’était dans la poubelle, des melons un peu abîmés et trois salades. J’avais fini mon travail. Avant qu’ils ne sortent la benne dans la rue, je les ai mis dans un carton et je suis sorti sans me cacher… J’ai jamais manqué un jour...»
Les salarié-e-s des magasins alentour, des passants viennent dire leur soutien et leur indignation. L’affaire enfle dans les médias. Les télés s’en emparent et le téléphone de Samy est rapidement saturé. Ça commence à faire tâche pour l’image de marque déjà bien écornée par les conceptions du «dialogue social» mises en lumière par le dernier conflit. Sur le site Internet de Monoprix, les messages de clients en colère affluent obligeant la direction à une langue de bois digne d’un élu UMP essayant de justifier la baisse des impôts pour les riches. Florilège :
«Votre contact a retenu toute notre attention et nous tenons à vous préciser les modalités de gestion des éventuels conflits nés du non-respect, par nos collaborateurs, du règlement en vigueur dans nos magasins.
Face à de telles situations, nous sommes dans l’obligation de réagir et nous nous efforçons de le faire avec discernement et précautions.
Parmi les actions possibles, nous pouvons retenir la mise à pied à titre conservatoire et l’entretien préalable en vue d’un éventuel licenciement, une procédure juridiquement adaptée à ce type de situation.
L’entretien est destiné à écouter les arguments du collaborateur concerné et à rappeler les règles en vigueur dans nos magasins. A l’issue de cet entretien et après avoir respecté le délai légal, une décision de sanction peut être prise. Cette décision est proportionnée à la gravité de l’agissement constaté.
Nous tenons à souligner que cette procédure ne préjuge en rien de la décision définitive, la décision arrêtée étant toujours proportionnelle à l’acte.»
Difficile de faire plus contorsionné !
Dans la journée du lendemain, ce jeudi donc, la direction appelle Kader et le convoque pour un nouvel entretien ce matin à 8h30. Il y va bien sûr accompagné de deux déléguées, Monique et Samy. Ils en sortent moins d’une heure après. Samy est tout sourire, Kader n’y arrive pas encore... La direction a reculé.
Kader ne sera pas licencié et, du coup, la journée de mise à pied qu’ils lui infligent quand même (ça doit être ça, une «décision proportionnée»), on s’en foutrait presque : les camarades de la CGT se cotiseront pour la lui payer : on n’est pas radins, nous !
Kader n’en revient pas : «J’avais une boule dans le cœur… Je voulais me tuer, me jeter sous le tramway (il passe juste devant le magasin - ndlr) pour dire que c’est eux qui m’ont tué». Monique confirme : «Hier, il nous a fait peur ; Il voulait vraiment se tuer. J’ai pas dormi de trois nuits. Par moments, je ne pouvais pas m’empêcher de pleurer.»
Kader est immobile sur sa chaise : «Je suis ailleurs, je t’assure, je suis ailleurs. Je devais partir au bled (il est en congés - ndlr) et j’ai dû tout annuler. En plus j’ai pas volé, y a même pas de panneau. Merci, merci, s’il n’y avait eu pas eu la CGT je serais dehors».
Monoprix, qui a aussi lancé à Rond Point — l’autre magasin en pointe lors de la grève — une procédure en direction d’un autre salarié pour une broutille, est en difficulté et souhaite ardemment que la vague médiatique s’arrête. Ils en viendraient presque à supplier Samy ! Il ne leur reste plus qu’à enlever son avertissement… et traiter un peu mieux les salarié-e-s qui viennent là de marquer un point important.
On fêtera ça, Kader. Peut être le 3 août, le jour de la mise à pied... ou après le ramadan.
Charles Hoareau - Rouge Midi
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