“Un marché énorme”, acquiescent en chœur les trois fondateurs d'AJ Stage, attablés autour d'un café dans une brasserie du boulevard Sébastopol. A 25 ans, ils ont découvert le filon : ils viennent de créer le premier cabinet de recrutement pour stagiaires. Jean-Philippe, Guillaume et Simon se sont connus sur les bancs du lycée Hoche à Versailles, ont poursuivi leurs études dans la finance ou en école d'ingénieurs et, “après plein de stages”, ils ont décidé de lancer leur site “combinant une technologie de tri basée sur un algorithme de matching entre besoins de l'entreprise et compétences du candidat”.
Leur constat : en ces temps de crise, même pour trouver un stage, c'est la galère. Car si 20 à 25% des stages s'obtiennent par piston, il y a des filières complètement bouchées : “A la fac, t'es mal. Il n'y a aucun réseau”. Et pour le dérivé du stage, nommé apprentissage, c'est carrément chaud : “On a des étudiants qui nous disent : dans dix jours, si je trouve pas mon entreprise, je suis obligé d'arrêter mon école”.
Entre 400 et 700 euros par stagiaire recruté
AJ Stage propose donc d'aider entreprises et étudiants dans leur quête. Pour chaque annonce, seuls les cinq meilleurs CV sont présentés en entretien. Autre spécificité du site : “On les briefe tous au téléphone mais pas plus de dix minutes, on n'est pas conseillers d'orientation”. Et ceux qui sont laissés sur le carreau peuvent bénéficier de conseils pour leur CV : “C'est gratuit pour les stagiaires mais payant pour les entreprises. Les entreprises ne paient que si le recrutement a effectivement lieu. On est facturé au succès, comme les cabinets”, ajoute Simon, le plus financier des trois. En moyenne, ils touchent entre 400 et 700 euros par stagiaire recruté.
Derrière le business très légal de ces trois jeunes se reflète une économie parallèle grandissante qui ne cesse de s'amplifier avec la crise. Le stage, passage obligé pour tout étudiant qui se respecte, est devenu impératif dans la majorité des cursus. “Avant, le stage c'était un truc d'appoint, un plus pour le CV. Puis les banques se sont mises à chercher des stagiaires à la pelle. Dans mon équipe, c'était du un pour un (un stagiaire pour un salarié - ndlr)”, raconte Simon, lui-même ex-apprenti dans une banque.
700 euros pour de la main d'œuvre bon marché
“La création d'AJ Stage prouve que les stagiaires sont une véritable armée de réserve des entreprises, une variable de remplacement des employés”, explique Ophélie Latil, jeune diplômée de Sciences Po et porte-parole de Génération précaire, elle-même ancienne stagiaire. “Aujourd'hui, non seulement on ne les forme plus, mais on externalise le recrutement de stagiaires pour trouver quelqu'un d'optimal, qui a déjà de l'expérience, des stages à son actif. L'entreprise est prête à mettre 700 euros pour avoir de la main d'œuvre bon marché qu'elle va payer 400 euros par mois.”
Sur le site, par exemple, des dizaines d'offres de stages d'une durée de six mois ou plus, rémunérés entre 417 euros et 1.300 euros par mois, libellées dans le jargon habituel. “De par la multitude de sujets à traiter et l'ampleur du travail, vous devez être extrêmement flexible, disponible et adaptable”, ou encore “Profil : bonne gestion du stress, maturité et diplomatie, flexibilité et réactivité, voire proactivité, pragmatisme, bonne écoute et sens du service. La structure est encore toute petite et tout reste à faire”.
Ophélie se marre : “A ce niveau-là, ce n'est plus de la formation, c'est du travail dissimulé. J'ai vécu ça quand je me suis retrouvée stagiaire-manager de cinq personnes en CDI”. Et les trois d'AJ Stage sont pourtant d'accord avec elle : “Il y a clairement des abus”. Qu'à cela ne tienne : ils s'adaptent au système.
Aujourd'hui, un million et demi de Français (+50% en cinq ans) occupent des postes à court terme avec un espoir d'embauche de 10% et de nombreux désavantages sociaux : pas de cotisations retraite, pas de droit aux allocations chômage. Après le plombier polonais, voici le stagiaire français.
(Source : Les Inrocks)
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