Les entreprises devront-elles réintégrer les salariés licenciés sans raison économique valable ? C'est ce que pourrait décider d'obliger à faire la Cour de cassation dans un arrêt très attendu du côté des comités d'entreprises, des salariés comme des dirigeants sur le cas de Viveo, une société spécialisée dans les logiciels bancaires qui avait annoncé il y a deux ans 64 suppressions d'emplois sur un effectif total de 179 salariés. Ce plan social avait été décidé après le rachat du groupe par un concurrent, le suisse Temenos, dont le chiffre d'affaires s'élevait alors à 448 millions de dollars pour un bénéfice de 61,4 millions.
La Cour de cassation devait se prononcer mardi, mais elle a finalement reporté sa décision au 11 avril pour des raisons techniques. En effet, lors de l'audience de la semaine dernière, le 28 février, l'avocat général Pierre Foerst, qui représente le ministère public, a indiqué avoir sollicité l'avis de la Direction générale du travail (DGT) et celui de l'Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH). Or, l'avocate du comité d'entreprise de Viveo n'aurait pas été mise au courant, selon Philippe Richard, secrétaire général du CE de Viveo France.
"La décision est très attendue", commente Me Etienne Colin, avocat au barreau de Paris qui défend des comités d'entreprises, car "si l'arrêt est confirmé, ce sera une déflagration dans le droit social français".
Le cadre législatif
Qu'un tribunal juge que les mesures de reclassement d'un plan social sont insuffisantes, soit. Que des salariés, une fois licenciés, contestent la cause réelle et sérieuse de leur envoi à Pôle Emploi et réclament des dommages et intérêts, passe encore. Mais que quelqu'un — fût-ce des gens aussi modérés que des magistrats — mette le nez dans les affaires de l'employeur et décide qu'il n'a aucune raison économique de supprimer des postes et doit annuler son plan, c'est aller au-delà de l'application stricte du droit du travail.
Jusque-là, les juges ne touchaient pas au PSE et ne pouvaient donc pas ordonner à l'entreprise de réintégrer ses salariés licenciés : ils constataient qu'un plan de suppression d'emplois n'avait pas de justification économique et, éventuellement, condamnaient l'employeur à indemniser les salariés pour le préjudice subi.
Le motif économique, qui permet d'enclencher des licenciements collectifs, peut être fondé dans trois cas : difficultés économiques, sauvegarde de la compétitivité, et mutations technologiques. "Jusque là le juge, saisi par les représentants du personnel, se contentait de prononcer la suspension du plan social pour exiger des informations plus complètes ou un plan de reclassement plus étayé, mais il n'entrait pas dans le fond, dans la motivation économique", analyse Me Deborah David, avocate au cabinet Jeantet pour le compte d'entreprises.
Quantité de décisions sont ainsi rendues lorsque l'information/consultation des élus du personnel n'a pas été correctement faite ou quand les mesures du plan social sont jugées insuffisantes au regard des moyens de l'entreprise. Cela a récemment été le cas pour l'entreprise Fralib (thé Eléphant), condamnée à revoir sa copie.
Les jurisprudences se multiplient
Mais des décisions de justice ces derniers mois ont changé la donne. Dans les dossiers Ethicon, Sodimédical ou Viveo, les juges ont annulé les plans sociaux pour absence de fondement économique. "La jurisprudence a trouvé le moyen d'empêcher effectivement la mise en œuvre de suppressions de postes fondées sur un prétendu motif économique lorsqu'il n'en existe en réalité aucun", estime Me Etienne Colin.
• Viveo : L'éditeur de logiciels bancaires avait décidé, il y a deux ans, de licencier 64 personnes. Mais suite à une plainte du comité d'entreprise, le 12 mai 2011, la Cour d'appel de Paris a annulé le PSE en arguant qu'il ne reposait pas sur un motif économique réel, l'entreprise appartenant à un groupe allemand en bonne santé. Une première qui, concrètement, empêche Viveo de licencier. La direction du groupe s'est pourvue en cassation, et l'arrêt devait être rendu ce mardi. Nouvelle audience et verdict le 11 avril.
• Sodimédical : Le fabricant de matériel médical avait prévu, quant à lui, de mettre fin aux contrats de 47 collaborateurs. Le 29 juin 2011, les salariés ont séquestré durant une nuit leur directeur pour protester contre la fermeture programmée du site et le non-paiement de leur salaire, avant d'être délogés par les gendarmes. Mais en octobre 2011, la Cour d'appel de Reims refuse la liquidation de l'entreprise et le conseil des Prud'hommes de Troyes condamne le groupe Lohmann & Rauscher France à redonner travail et salaire aux employés sous astreinte de 50.000 euros par mois de retard. En janvier 2012, même sanction que pour Viveo : la Cour d'appel de Reims annule le plan de sauvegarde.
• Ethicon : Le 10 juin 2010, la direction de cette entreprise du groupe Johnson & Johnson, spécialisée dans la fabrication de sutures chirurgicales, informe les élus du personnel de son intention de fermer le site d'Auneau d'ici 2011. Elle justifie son choix par une concurrence trop forte dans ce secteur d'activité. Mais le tribunal de Nanterre décide, fin octobre, d'annuler la procédure de licenciement et la fermeture du site, qui compte quelque 350 salariés. La direction fait appel, et doit finalement accepter le 11 janvier une médiation proposée par la justice pour parvenir à un accord.
"C'est une réponse à une certaine dérive du capitalisme", avance Me Colin. Mais, tempère l'avocat, "ces licenciements de pure convenance (aussi appelés licenciements boursiers) sont rares et ne représentent qu'une minorité des PSE".
Les entreprises inquiètes
La décision sur le cas Viveo, attendue le 11 avril, redonne espoir aux salariés frappés de plans sociaux, mais donne des sueurs froides aux employeurs. Pour Deborah David, "les cours d'appel ont confirmé des décisions iniques". Selon l'avocate, qui a notamment travaillé sur la fermeture de l'usine Continental de Clairoix, "les juges ont fait une interprétation abusive du droit, ils se sont attribués un pouvoir normatif qui relève en fait du législateur". "Si la Cour d'appel confirme, cela voudrait dire que l'on valide une autorisation judiciaire des licenciements après avoir mis fin à l'autorisation administrative" (en 1986 - ndlr), prévient-elle.
Avosial, un syndicat regroupant 350 avocats d'entreprises, a réagi cette semaine en invoquant "une tendance judiciaire qui remet en question la procédure de licenciements économiques", et demandé aux candidats à l'élection présidentielle de "prendre position" sur le sujet. Selon lui, cette "révolution aux conséquences économiques catastrophiques" pousserait les employeurs à privilégier l'emploi précaire et à "attendre d'être dans une situation financière extrême pour licencier, quitte à licencier massivement".
A l'opposé, la CGT souligne que c'est la question de la lutte contre les licenciements boursiers qui se joue : "Casser l'arrêt reviendrait à donner carte blanche aux employeurs pour avancer des raisons économiques cousues de fil blanc, sans que personne ne puisse les contrôler". "Si la Cour nous donne raison, tous les employeurs sauront qu’ils ne peuvent plus réaliser des licenciements collectifs de confort en toute impunité. Ils devront justifier d’un vrai motif économique", affirme Philippe Brun, avocat des salariés de Viveo. Pour Didier Porte, secrétaire confédéral à Force Ouvrière, "la protection de l'emploi doit primer dans les cas des licenciements boursiers. Viveo aujourd’hui et sans doute demain ArcelorMittal à Florange, c'est le même combat."
Quel scénario possible ?
Pour Me Deborah David, "on ne peut pas véritablement parler d'une jurisprudence bien assise, on attend que la Cour de cassation se prononce". Plusieurs avocats consultés par l'Agence France Presse parient sur une cassation de l'arrêt, et donc une validation du PSE de Viveo.
Car le concept de "licenciement boursier", qui a fait irruption dans le débat présidentiel, est un concept flou et difficile à prouver. Il n'est en effet pas évident de savoir à partir de quel moment un licenciement est dicté par la recherche du profit plus que par des difficultés économiques. Pour beaucoup d'économistes, licencier en période de profits peut être une nécessité, si l’entreprise notamment anticipe des pertes à venir, ou si les profits sont insuffisants pour rémunérer le capital que les actionnaires lui ont apporté. Les actionnaires pourraient alors fuir, et l'entreprise et l'ensemble de ses salariés seraient menacés.
(Source : Le Huffington Post)
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