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Le cœur, et l’argent du cœur

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Charity business, promo-compassionnel et générosité au rabais : l'écrivain Yves Pagès dénonce le coup de pub «duplicitaire» de Carrefour, Danone et les Restos du Cœur.

Samedi dernier, porte de Montreuil, l’hypermarché du coin cueille dès l’entrée le chaland avec un panneau plutôt flashy, parce qu’aujourd’hui c’est pas de la petite promo ordinaire, c’est une opération de collecte nationale pour les Restos du Cœur sponsorisée par Carrefour & Danone – avec trois fois le mot «don» en grosses lettres et les trois logos ensemble à l’affiche, sans oublier l’accroche explicative : «Parce que s’engager»… tout court, mais ça dit bien ce que ça veut dire.

Ça fait un bail qu’à l’entrée des grandes et moyennes surfaces le Secours Populaire, les Restos du Cœur ou tel Rotary club distribuent des prospectus pour inviter les clients à rajouter deux trois produits de première nécessité à leurs courses. Un appel scotché sur la porte vitrée du magasin, deux trois tables prêtées par le gérant ainsi qu’une poignée de cartons pour trier les achats récoltés. En sortie de caisse, le consommateur est comme saisi à la source (d’un vague scrupule ou d’un élan de générosité). Le truc n’est pas nouveau, les premiers concernés font la manche près des distributeurs de billets, souvent ça agace, dérange, perturbe mais, à l’usage, paraît que ça gagne mieux. Ici, même ficelle, mais à plus grande échelle lucrative.

D’accord, chacun selon ses moyens, on peut préférer donner à une Soupe populaire (pour le côté redistributif) ou à n’importe quel mec dans la dèche qui croise votre chemin (pour éviter les intermédiaires bureaucratiques). Quant à ceux qui ont de quoi filer leur obole mais se refusent à jamais rien débourser — sous prétexte que c’est du ressort de la puissance publique ou que les mendigots sont pas les plus à plaindre —, ils ont beau se cacher derrière leur petit doigt, ça sent le «chacun sa merde» à plein nez.

Pour sûr, les bonnes œuvres de charité du XIXe siècle sont de retour, mais critiquer la dilution de la question sociale au profit de sa régulation caritative (adoucir les effets faute de s’attaquer aux causes) n’empêche pas de contribuer un minimum à cette forme, même insatisfaisante, de partage au quotidien. De même, on peut s’inquiéter du recours au seul bénévolat pour cautériser les jambes de bois de la misère sans moquer pour autant les «belles âmes» qui filent un coup de main pendant leurs jours de congés ou leurs années de retraite ou leur temps libre de jeunes précaires.

Le pragmatisme humanitaire a beau véhiculer un paquet d’illusions, il ne fait que combler l’espace politique laissé en friche par trente années de cynisme gestionnaire (de gauche et de droite), sinon remplacer d’anciens rapports de force conflictuels par un idéalisme auto-limité, bridé, désenchanté, comme si, désormais, il fallait à tout prix chercher un compromis entre esprit de révolte et résignation au moins pire, trouver un rapport de médiation consensuel face aux injustices du monde. Alors, attention à ne pas se tromper de cible quand on aborde ces mutations du militantisme. Ni mépris ni arrogance. Sauf que ce matin-là, une fois passés les portiques anti-vol de l’hypermarché, ça fleurissait entre les travées, d’autres panneaux à propos de la «bonne action» du jour.

En gros, pour quatre lots de yaourt achetés (de marques affiliées à Danone), Carrefour s’engageait à payer en retour l’équivalent d’un repas à l’association partenaire (soit très exactement 1 euro, mais ça, on avait omis de nous le préciser). Sans avoir les données chiffrées concernant le prix de revient et de revente de ces produits lactés, on imagine que, sur ce coup-là, ça risquait de réduire la marge du magasin à un peu moins de zéro. Bel effort apparent, mais tout relatif, d’autant que par haut-parleur, des jingles répétitifs nous conviaient à remplir nos caddies de viandes ou de poissons en conserves, petits pots pour bébé et autres produits d’hygiène en sus de nos emplettes pour «offrir un repas aux plus démunis». Et là, tout bénef pour l’hypermarché qui, en contrepartie, nous apprenait qu’en France métropolitaine, avec sa marque associée Danone, elle mettrait à la disposition des 60.000 bénévoles des Restos du Cœur près de 3.000 «salariés volontaires» (un peu moins cependant que le record 2011, avec 4.400 candidats parmi son petit personnel). Aucun supplément d’information sur les conditions réelles de ce volontariat (sous pression des petits chefs de l’arrière-boutique ou contractualisé en «congé sans solde», comme c’est le cas chez Casino), et donc ni payé ni même défrayé par l’employeur mettant pourtant cette contribution massive à son actif.

Bref, à l’usage du client, un seul mot d’ordre : Dépensez plus pour donner plus ! Et aux caissières et autres manutentionnaires de la boîte, un message subliminal : Arrêtez de faire grève pour réclamer le strict respect du salaire minimum ou la comptabilisation des temps de pause (comme l’année dernière) parce que, franchement, il y a plus pauvres que vous !

En repartant, juste un détour pour aller déposer quelques victuailles à la borne des Restos du Cœur et l’occasion d’entamer un dialogue avec le bénévole de permanence (secondé par aucun «volontaire» du magasin, en l’occurrence). Face à mes réticences devant le côté récupérateur de ce partenariat publicitaire, le jovial retraité qui me fait face opine un peu et puis hausse les épaules : «C’est sûr que Carrefour en profite, mais bon, pour nous c’est bien aussi, vu que là on avait plus rien en stock. Du coup tout le monde y trouve son compte, c’est gagnant-gagnant !» L’expression fétiche des élections de 2007, «gagnant-gagnant» (chère à Nicolas Sarkozy & Ségolène Royal), a fini par entrer dans les mœurs. Et le principe même d’un activisme désintéressé par adopter le mot d’ordre de la marchandisation commerciale. Et voilà que, pris d’un scrupule, l’homme aux cheveux poivre et sel rajoute, comme pour s’ôter d’un doute : «Attention, Carrefour, pendant tout l’hiver, ils nous donnent aussi des tonnes de bouffe à l’œil !» J’hésite à polémiquer, et puis non. Allez, salut, et bonne chance pour la suite.

De retour chez moi, j’essaye de recouper l’info sur le Net. Ça a l’air vrai : il y a deux ans, Carrefour a fourgué gratos près de 14.000 tonnes de denrées (tous produits confondus) aux 2.000 centres des Restos du Cœur. Plus globalement, selon des statistiques officielles, chaque année, les dons en provenance des hypermarchés représentent presque un tiers de l’approvisionnement des banques alimentaires (24.750 tonnes sur un total 88.400 tonnes en 2009). Pour se faire une idée plus claire des proportions, les palettes de nourriture invendues par la grande distribution avoisineraient le million et demi de tonnes par an. Les produits offerts ne sont donc qu’une maigre partie de ce gâchis incommensurable. Et tant qu’à jeter à la benne la plupart du stock ayant atteint sa Date Limite de Consommation (DLC), Carrefour, comme la plupart de ses confrères, préfère retirer des rayons certaines denrées deux ou trois jours avant expiration et les céder au circuit caritatif. Ça lui coûte le remballage et l’acheminement, ça lui évite les frais de mise en déchetterie spéciale, le manque à gagner ne doit pas aller chercher très loin. Là encore, générosité au rabais. Aussitôt remboursée en capital symbolique grâce à ce partenariat du troisième type : promo-compassionnel.

Surtout qu’en glanant ces précisions via Google, je finis par tomber sur l’autre versant de ce charity bizness, sous la forme d’un appel aux forces vives de la blogosphère : «Nous comptons également sur votre mobilisation à vous, blogueurs, pour soutenir les Restos du Cœur. Ainsi, pour chaque billet publié sur les Restos du Cœur, Danone et Carrefour s’engagent à offrir 10 repas aux Restos du Cœur. L’an dernier, grâce à vos actions sur vos blogs, ou sur Facebook et Twitter, ce sont 16.675 repas qui ont été offerts aux bénéficiaires des Restos.»

Faites le calcul : à raison d’1 euro par repas, Carrefour et Danone sont arrivés à se payer deux jours durant une campagne de promo numérique, relayés par des milliers d’internautes, pour moins de vingt mille euros. Relooking de façade low-cost et gros effet à un prix franchement imbattable. Sans ce prétexte humanitaire affiché, une telle campagne de «marketing viral» aurait coûté dix ou vingt fois plus. Mais là, grande cause, petit budget. Sans compter que, du côté de l’éthique sociale, l’hypermarché en question a beaucoup à se faire pardonner : temps partiel forcé, pause-pipi décomptée, salaire en dessous du minimum légal, harcèlement moral. Alors, la caution des Restos de feu-Coluche, ça fait coup double : le cœur, et l’argent du cœur. Et face à un cas si particulier de publicité mensongère, on manque d’adjectif pour qualifier ce nouveau genre de stratégie, alors excusez le néologisme mais puisque Carrefour le vaut bien : «duplicitaire».

En manière d’épilogue, on repensera à un certain Kader, âgé de 59 ans, employé depuis 8 ans dans un Monoprix de Marseille, qui a été mis à pied à titre conservatoire le 7 juillet 2011 par le gérant de l’enseigne pour avoir récupéré dans la benne à ordure du magasin six melons et deux salades. 
Menacé de licenciement, puis lavé de tout soupçon, il incarne à la fois un working poor parmi tant d’autres, susceptible de se pointer au Restos du Cœur pour boucler ses fins de mois, et la figure plus clandestine du «glaneur» de fin de marché que les grandes surfaces, justement, cherchent à éloigner de leur réserve d’invendus en mettant sous clef les bennes à ordures et contrôlant chaque déstockage de ces denrées encore comestibles, mais sacrifiées d’office.

Faire consommer à flux tendus, et puis consumer les restes, c’est la logique mortifère de Carrefour et de son sponsoring philantropique. Et face à ce gâchis structurel, on entrevoit une autre réaction possible : récupérer ses droits, plutôt que se faire récupérer par on ne sait quel logo humanitaire. Mais pour interagir, se solidariser en acte, il faut aussi avoir décloisonné dans sa tête certains stéréotypes, et les oppositions trompeuses entre le marginal débrouillard et l’honnête salarié. Et de ce point de vue, la meilleure façon de prendre le double discours de Carrefour au pied de la lettre, c’est sans doute d’aller y glaner à plusieurs, et tant qu’à faire, direct dans les rayons plutôt qu’à la poubelle, pour reprendre ses droits à la source : «autoréduction», ça s’appelle. Et depuis quelques années, quelques collectifs de chômeurs & de précaires ont commencé à prendre la bouffe sur le tas, et à sortir par la grande porte, comme ici ou là. Même si la police est souvent là pour veiller au tri des futurs déchets, soit tout bêtement humains, soit provisoirement valorisables dans la limite des dates de fraîcheur.

(Source : Archyves)

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Mis à jour ( Mardi, 13 Mars 2012 15:08 )  

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