Voici un an, le 4 mai 2011, Luc Béal-Rainaldy, inspecteur du travail et secrétaire général du syndicat SNU du Ministère du Travail, se donnait la mort dans les locaux des services centraux à Paris. Le 18 janvier dernier, Romain Lecoustre, inspecteur du travail, 32 ans, major de sa promotion, s'est pendu dans son département du Nord.
Comme dans les grandes entreprises publiques récemment privatisée, c’est l’Etat lui-même qui a organisé la dégradation des conditions de travail de ses agents, les conduisant parfois à la mort, déchirés entre le stress du service bien fait et la pression insupportable de la diminution des effectifs, ajoutés à la rentabilité à tout prix, au dénigrement et à l’absence de soutien de la hiérarchie.
2.000 agents pour 26 millions de salariés
L’Inspection du travail compte 2.000 agents : un tiers d’inspecteurs et deux tiers de contrôleurs. Ces agents ne sont pas sous l’autorité des Préfets concernant les suites qu’ils donnent à leurs contrôles afin d’éviter les tentatives d’influence, nombreuses tant les enjeux financiers sont grands en matière de main-d’œuvre.
L’Inspection du travail est le seul et unique corps de contrôle qui veille à l’application du Code du travail pour 26 millions de salariés.
Un inspecteur, deux contrôleurs et deux secrétaires (1,5 équivalant temps plein), voilà le schéma traditionnel de l’équipe d’une section d’Inspection du travail. Elle a compétence pour le contrôle de l’application de la réglementation en matière de rémunération, de durée du travail, d’hygiène et de sécurité des conditions de travail, sur l’ensemble des entreprises de son secteur.
Les secrétaires de ces services d’inspection en sont la moelle épinière, puisqu’elles sont les seuls agents sédentaires présents en permanence. Or la casse du service public exige leur non remplacement, de sorte que les agents de contrôle ne peuvent plus assurer leur mission principale, car ils sont contraints de rester de plus en plus souvent dans les bureaux. Pour se rendre sur le terrain, il leur faut donc réaliser de nombreuses heures supplémentaires non prises en compte au-delà de dix heures par mois.
De ce point de vue, l’Etat participe au travail au noir !
Un corps sciemment décimé
La suppression des Directions départementales du travail au profit des Directions régionales des entreprises n’avait, comme son nom l’indique, d’autre but que de marginaliser l’Inspection du travail et mettre l’ensemble des agents de contrôle d’une même région sous la tutelle unique et exclusive d’un Directeur régional des entreprises, de la concurrence de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE).
Dans le même temps, l’Etat charge France Domaine de vendre tous les locaux de son patrimoine immobilier où travaillaient ses fonctionnaires, relogés tant bien que mal dans des locaux reloués à prix d’or. Ces ventes profitent bien entendu à des privés qui bénéficient de prix bradés.
Pour mener à terme cette sape du corps, les Directeurs du travail, anciens inspecteurs du travail promus au choix, sont écartés en faveur d’autres corps (administrateurs civils, Mines, etc.) qui ignorent tout des pratiques et des prérogatives de l’Inspection du travail. Pire, ils s’en moquent puisqu’ils sont là pour les supprimer !
L’Inspection du travail est un des corps dans lesquels la promotion est la plus inexistante, les perspectives de carrière quasiment nulles et les primes les plus basses, si on les compare à celles perçues par Bercy.
La révision générale des politiques publiques (RGPP) impose aux Directeurs régionaux des entreprises, désormais chefs locaux de l’Inspection du travail, de faire fondre les effectifs coûte que coûte, sans souci aucun des situations concrètes de travail. Ils ont pouvoir de vie et de mort sur les services. Ce sont les exécuteurs des basses œuvres.
L’exemple de Sète
La section d’Inspection du travail de Sète est à ce titre, exemplaire : créée en 2003 dans «l’île singulière» par un directeur du travail soucieux du service public au plus proche des usagers, cette section est dirigée par un inspecteur du travail ; deux contrôleurs du travail l’assistent dans le contrôle des entreprises ; un contrôleur du travail est affecté au renseignement du public. Deux secrétaires assurent la logistique, accueillent le public, répondent au téléphone, enregistrent les élections professionnelles, dressent les procédures, rédigent les courriers... A partir de 2009, Sète doit assurer en outre le contrôle du travail maritime sur tout le littoral du Gard et de l’Hérault.
En 2011, le contrôleur du travail affecté au renseignement prend sa retraite. Il n’est pas remplacé. Le public grogne et continue de se présenter dans les services. Les agents présents sont en première ligne et doivent assurer, assumer la colère du public, les injures parfois.
Fin 2011, une des deux secrétaires réussit un concours et s’en va. A ce jour, Elle n’est toujours pas remplacée. Les trois agents de contrôle et la secrétaire restante portent désormais à bout de bras l’ensemble d’un service prévu pour fonctionner à cinq.
Au bord de l’épuisement, ils font appel à la Direction régionale pour que ces deux postes soient proposés et pourvus. Refus et menace de fermeture en réponse !
En fait, les hiérarques locaux ont juste à attendre les départs naturels qui s’opèrent dans toutes les administrations pour fermer les services et entasser les agents restant dans les chefs lieux de département ou de région, au prix d’un service public centralisé déplorable et de la dégradation de la santé des agents.
A Sète, les locaux de travail sont, depuis 2003, situés au rez de chaussée d’un immeuble d’habitation. Ce sont des locaux totalement inadaptés à l’activité, voire dangereux. Des locaux pouvant convenir sont pourtant libres sur le port de Sète, ils sont stratégiquement situés pour une Inspection du travail maritime dans un port. Ces locaux appartiennent à la région Languedoc Roussillon qui refuse de les louer à l’Inspection du travail de Sète. Son Président se réclame pourtant du socialisme, un parti traditionnellement soucieux des conditions de travail…
La Direction régionale des entreprises n’a pas soutenu ses agents basés à Sète et refusé de demander l’attribution de ces locaux. Il faudra une demande préfectorale qui restera, malgré tout, lettre morte.
L’Etat complice de cette destruction
Menacés en permanence de fermeture et méprisés par cette hiérarchie, les agents de contrôle sont soumis au stress de ces conditions de travail dégradées, où les agressions sont fréquentes. C’est lorsqu’ils sont lâchés par leur ministère que les inspecteurs et contrôleurs du travail en arrivent à des situations extrêmes.
Ce faisant, l’Etat lui-même balise l’environnement qui peut pousser ses propres fonctionnaires à se donner la mort. Dans le privé, l’employeur qui ne fait pas cesser une situation de harcèlement moral dont il a connaissance peut être poursuivi comme co-auteur. Mais l’Etat n’est pas soumis au droit privé ! Mieux, ses cadres orchestrent les conditions du burn-out des agents, de leur harcèlement organisationnel. Ce sont les mêmes qui jouent ensuite les vierges effarouchées, scandalisés par les suicides dans leurs ministères et qui créent des commissions pour endormir la colère des agents et continuer leur sale boulot ! Quelle hypocrisie.
Et pourtant : les fonctionnaires de l’Inspection du travail sont les bras et les jambes de l’Etat pour la mise en œuvre de sa politique et la protection des droits des salariés. En se coupant les bras et les jambes, l’Etat a sciemment organisé son incapacité à intervenir de quelque façon que ce soit sur le marché du travail. Il a sous traité l’ensemble des prérogatives d’accès et de soutien à l’emploi aux chambres consulaires, à Pôle Emploi et à d’autres organismes, de façon à vider complètement le Ministère du travail de ses compétences et de sa substance.
Objectif : faciliter la dérégulation du travail
Aujourd’hui, l’Inspection du travail française est totalement paralysée, ses agents sont malades de stress. La révision générale des politiques publiques l’a mise à bas.
C’était la volonté de nos gouvernants : accentuer la dérégulation du travail qui s’opère déjà au niveau européen, dans le bâtiment notamment. Le secteur de l’aide à domicile occupe également des milliers de salariés dans des circonstances parfois effrayantes, tant au niveau des conditions de travail que de la durée du travail et de la rémunération. Le travail au noir est toujours un sport national et l’Etat n’a jamais agit réellement pour le faire disparaitre. Il promulgue des lois qui ne sont pas appliquées sur le terrain : dans certains établissements de restauration saisonnière, les serveurs font facilement 50 heures de travail hebdomadaires en saison, payées 35 !
Les condamnations pénales sont inexistantes ou très insuffisantes. Parfois même, ce sont les procureurs de la République eux-mêmes qui fustigent les inspecteurs du travail lors des audiences en les accusant de déranger les services (restauration) et la bonne marche de l’entreprise !
En brimant et en méprisant ses fonctionnaires, l’Etat français s’est amputé volontairement de ses yeux, de ses oreilles, de ses bras et jambes sur le terrain du travail. Il a délaissé les salariés en prônant toujours moins de réglementation sociale, alors que celle déjà existante n’est pas appliquée.
Aujourd’hui, les 2.000 contrôleurs et inspecteurs du travail, cantonnés plus de la moitié de leurs temps à des tâches administratives, sont devenus inopérants. De fait, la volonté gouvernementale de les éloigner du terrain a réussi.
La France a rejoint le camp de ces démocraties fantoches où les services de l’Etat n’ont plus aucun pouvoir de par la faiblesse de leurs effectifs. Et ce n’est pas en diminuant le nombre d’inspecteurs et contrôleurs, mais plus malignement en supprimant les secrétariats des services, qu’ils ont neutralisé les seuls recours des salariés du secteur privé contre l’arbitraire et l’illégalité. Et ces 26 millions de travailleurs, ainsi pris en otage, n’ont hélas pas leur mot à dire sur les services qu’ils veulent se voir apporté par l’Etat...
Bruno LABATUT-COUAIRON
Inspecteur du travail, Président du syndicat CFTC du Ministère du travail
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