[...] Les électeurs qui ont voté pour François Hollande ont largement voté contre Nicolas Sarkozy. Ce n’est pas un vote d’adhésion mais un vote de rejet. D’ailleurs, plus de 2 millions d’électeurs ont voté blanc alors que l’écart entre Hollande et Sarkozy ne se monte qu’à 1,2 million de voix. Le candidat socialiste n’a ainsi pas reçu de «mandat» clair, si ce n’est celui du rejet de son prédécesseur, et une partie des Français ne se reconnaît ni dans l’un ni dans l’autre de ces candidats. C’est un point important qu’il faut garder à l’esprit quand on regarde le résultat final de l’élection.
Très clairement, ce sont aujourd’hui les préoccupations sociales qui dominent la vie politique française, comme le chômage, le pouvoir d’achat et le problème de la justice sociale, problème qui implique une autre répartition des revenus. Mais il y a aussi une immense inquiétude pour l’avenir. Plus de 60% des Français estiment que la situation du pays va continuer à se dégrader dans les années qui viennent.
L’impopulaire UE
Ce pessimisme de l’opinion française est une des grandes caractéristiques de la période actuelle. Il a pour racines les évolutions que l’Europe a connues ces dernières années, mais aussi le processus de désindustrialisation qui touche la France. Les gens sentent bien qu’il y a une menace, directe ou indirecte, sur leurs emplois ou sur leurs conditions de vie. Les réactions épidermiques dont les immigrés sont les victimes sont, en partie, liées à ce phénomène. Mais les gens sentent aussi que l’immigration n’est pas le seul, voire le principal problème. Il y a donc dans la population une sourde inquiétude qui monte et qu’aucun des partis dominant sur l’échiquier politique ne prend en compte et à plus fortes raisons ne lui donne réponses.
Ce sentiment d’abandon, qu’il soit économique, social ou même territorial — on pense ici aux fermetures d’écoles, de bureaux de poste dans les petits bourgs ruraux — engendre un vote de colère. Les gens ont le sentiment non seulement d’être abandonnés mais aussi méprisés par des dirigeants qui pactisent avec la «technostructure» de Bruxelles. Ce vote de colère désormais s’incarne en partie dans le vote pour Marine le Pen et pour l’autre, dans le vote pour le dirigeant du Front de gauche, Jean-Luc Mélenchon.
Paralysie
[...] Le grand non-dit de cette campagne, qui est connu d’une majorité des économistes, est que la France a besoin et de croissance réelle, et d’inflation. Mais tant que nous serons dans la zone Euro, nous ne pouvons pas nous permettre une inflation supérieure à celle de nos voisins immédiats, et de plus, les perspectives de croissance sont aujourd’hui faibles.
François Hollande veut arracher à l’Allemagne une nouvelle politique économique pour la zone Euro. Mais dans le contexte actuel, ceci impliquerait un affrontement important et durable avec le gouvernement allemand. On peut douter que François Hollande y soit prêt. En tout les cas, il ne s’en donne pas les moyens. La seule solution qui lui reste est une modification de la répartition des revenus, mais ici aussi les marges de manœuvre sont très limitées.
[...] La crise financière, autrement dit la crise des dettes souveraines et de l’Euro, a déjà contaminé la France. La différence de taux d’intérêt sur la dette publique entre l’Allemagne et la France atteint désormais plus de 1,3% (ou 130 points de base). C’est la même différence, voire une différence supérieure, que celle qui existait avant que ne se mette en place la zone Euro ! De fait, le seul avantage de l’euro, qui était celui de nous permettre d’emprunter à des taux globalement équivalents aux taux allemands, a disparu.
Le triste sort des “PIGS”
En fait, la chaîne de contamination de la crise est bien connue. La situation en Grèce exerce une influence directement la situation au Portugal. Une dégradation de la situation portugaise a des conséquences néfastes évidentes sur l’Espagne, et ceci entraîne alors une dégradation de la situation financière de l’Italie.
Les problèmes de ces pays sont certes différents. Le problème de l’Espagne est celui d’une économie qui s’appuyait quasi-exclusivement sur les services et la construction. L’effondrement de ces activités provoque un chômage explosif qui atteint désormais près de 25% de la population active et plus de 50% des jeunes de moins de trente ans. Le problème de l’Italie est plus celui d’une croissance atone, étouffée par un taux de change devenu insupportable pour ce pays. Dans ce contexte, la dette accumulée n’a cessé d’augmenter. Elle atteint aujourd’hui 120% du PIB et se reproduit d’elle-même par le mécanisme des intérêts. Quand on a une telle dette, un taux d’intérêt moyen de 4% signifie qu’il faut payer en intérêts 4,8% du PIB chaque année. Si ce taux monte à 5%, ce sera 6% du PIB qu’il faudra payer. L’Italie est donc condamnée à un déficit toujours plus important dans une situation où son économie ne peut croître.
Ces différences font que, structurellement, il ne devrait pas y avoir de contamination car les problèmes de ces pays sont différents, même si leur origine est commune : l’euro. C’est bien à cause de la monnaie unique que l’Espagne s’est désindustrialisée et spécialisée dans les services et la construction, et l’Italie souffre d’un taux de change surévalué du fait de l’euro. Mais le mécanisme des taux d’intérêts est important en Espagne et crucial pour l’Italie. C’est pourquoi la réaction des marchés financiers est de passer sur ces différences et raisonner dans les termes de la chaîne de contamination que j’ai décrite.
Sortir de la zone euro ?
Il est clair que quand l’Espagne et l’Italie seront à nouveau touchées, autrement dit quand les taux auxquels ces pays empruntent dépasseront à nouveau les 6% (et ils sont, le 9 mai, de 6,04% en Espagne et de 5,7% en Italie), la France à son tour sera mise en cause. Tout le monde comprend, même si aujourd’hui on ne le dit pas, que si l’Espagne et l’Italie étaient forcées de quitter la zone Euro, alors la France ne pourrait pas y rester non plus.
[...] Pour la Grèce, sur le fond, il est clair qu’une sortie de la zone Euro, un retour à la monnaie nationale et une dévaluation de 50% serait une solution moins mauvaise que le mémorandum de l’Union Européenne. Globalement, pour un certain nombre de pays (Portugal, Italie, Espagne…), la solution logique serait aussi de sortir de la zone Euro. Et même dans le cas de la France, les études économiques ont montré que nous aurions nous aussi intérêt à sortir de la zone.
Bien des politiciens disent alors que ceci entraînerait une explosion de l’Union Européenne. Mais, ils oublient opportunément qu’il y a des pays de l’UE qui ne sont pas membres de la zone Euro, et non des moindres comme la Grande-Bretagne ou la Suède. Le discours catastrophiste sur l’Europe à propos de la zone Euro me semble infondé. Il n’a pas d’autre but que de créer un sentiment de panique dans les opinions publiques afin de leur faire accepter le maintien d’une zone Euro dont on mesure maintenant toutes les conséquences néfastes ainsi que le coût de plus en plus important pour les populations.
Ne pas avoir peur d’aller au clash
[...] François Hollande a clairement annoncé sa priorité européenne. Mais, dans le même temps, il veut réorienter la politique économique l’Europe. Or, cela il ne pourra le faire qu’au prix d’une crise, voulue et assumée, de l’Union Européenne et de la zone Euro. Tout compromis, à l’heure actuelle, se fera aux conditions de l’Allemagne si l’on ne change pas brutalement le rapport des forces. Mais cette dernière semble incapable de comprendre que ce qui est bon pour elle ne l’est pas nécessairement pour l’Europe.
Il y a dans le discours de François Hollande, et ce depuis longtemps, une incapacité à penser la construction européenne en termes de rapport de forces. Ceci lui vient de la tradition politique de son mentor, Jacques Delors. Cette tradition est estimable mais elle est inopérante face aux problèmes auxquels l’Europe est désormais confrontée. Cette incapacité condamne à l’échec non seulement sa politique mais aussi, et plus profondément, l’Europe elle-même. Car le salut de l’Union Européenne, si salut il peut encore y avoir, ne saurait venir que d’un réajustement profond et complet de la politique économique de l’UE, ce qui implique un degré d’affrontement élevé.
[...] La position de François Hollande consiste à dire qu’il veut un pacte de croissance en même temps que le pacte de discipline budgétaire, et je pense qu’il a raison d’insister sur la croissance. Cependant, les Allemands, mais aussi le Président de l’Euro-Groupe M. Jean-Claude Juncker, ont dit très clairement qu’il était impossible de renégocier ce traité. Dont acte.
Logiquement, nous ne devrions pas ratifier ce traité en raison des contraintes constitutionnelles qu’il implique et de la perte de souveraineté, en particulier dans le domaine budgétaire, qu’il induit. Faute d’une ratification de la France, tout le monde comprend que ce traité disparaîtrait alors rapidement de l’horizon politique. Mais, ce n’est pas ce qui va se passer; du moins je le crains.
Trois fois hélas !
Formellement, le gouvernement français obtiendra quelques miettes, comme un «engagement» non contraignant sur la croissance en marge du traité par exemple, ou un accord sur une possible recapitalisation de la Banque Européenne d’Investissements, dont François Hollande s’emparera avec gourmandise pour déclarer que la France a eu satisfaction; et nous ratifierons ce Traité.
Par ailleurs, quand les chiffres réels des déficits et de la dette seront connus par l’audit que doit réaliser la Cour des Comptes, il est à craindre que l’on ne constate que la situation est bien plus dégradée que ce que l’on pense aujourd’hui. Ceci qui donnera une bonne excuse à M. François Hollande pour renier une partie de ses promesses.
[...] Avec un François Hollande acceptant, bon gré mal gré, les diktats allemands et bruxellois se résolvant à des politiques de rigueur sans cesse renouvelées, il ne fait guère de doute qu’il perdait rapidement la faible légitimité qu’il possède actuellement. Nous connaîtrions alors une crise politique rampante et les partis contestataires, de droite comme de gauche, auraient alors, dans cette hypothèse, un bel avenir devant eux.
Si nous faisons l’hypothèse que la crise va aller en s’aggravant, alors on ne peut exclure alors qu’émerge, d’ici un an ou deux, un gouvernement d’Union Nationale. Mais, cette solution politique ne serait en réalité qu’un replâtrage. Elle favoriserait, à terme, les partis qui contestent radicalement le système politique actuel. Une évolution politique «à la grecque» n’est donc pas complètement exclue dans les années qui viennent avec une prime importante pour les partis «contestataires» qui ont représenté, au total, plus de 30% des voix au premier tour des élections présidentielles. Par ailleurs, dans une situation de crise profonde, il ne faut pas sous-estimer la possibilité de scissions dans les deux partis dominants, au PS comme à l’UMP.
Et pourtant...
[...] Une réforme de l’UE est indispensable. L’Union Européenne devrait tout d’abord reconnaître que ce fut une erreur de procéder à un élargissement sans principe, et elle doit en tirer les conséquences. Ensuite, il convient d’adopter la règle «opting-in/opting-out» permettant à des pays de ne conserver que ce qu’ils peuvent supporter des réglementations communautaires. Nous aboutirions alors à une UE fonctionnant sur le modèle des cercles concentriques, avec des niveaux d’intégration différents.
Il faut, aussi, que l’Union européenne mette rapidement en œuvre des protections douanières à ses frontières afin de se protéger contre les pays qui font soit du dumping social, soit du dumping écologique. Il faut, enfin, réaliser entre pays qui sont prêts à la faire une harmonisation des règles sociales et fiscales, quitte à mettre des montants compensatoires (des droits de douanes internes) entre pays acceptant cette harmonisation sociale et fiscale, et pays la refusant.
=> Toute l'interview de Jacques Sapir à lire sur Marianne2
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