«Heu, dis-donc Nico, les cafés, on avait dit sans sucre.» «Un ticket-resto ? Et pis quoi encore, Nico, tu voudrais quand même pas qu’on te paye vu les salaires de misère que nous lâche l’autre nabab de Demorand ?» «Ah mais argh… Mais Nico, tu… argh… mais tu es… enfin, monsieur le stagiaire, vous n’êtes tout de même pas… ah non… ah si : Nicolas Demorand déguisé en stagiaire, argh.» On vous arrête tout de suite : depuis le temps que l’adaptation française d’«Undercover Boss» est annoncée et même si c’est tentant, on a déjà fait toutes les vannes imaginant la déclinaison du concept à Libération. Même si c’est tentant. Mais non. Déjà fait. Contrat d’exclusivité oblige, Endemol a d’abord proposé l’émission, déjà adaptée dans une trentaine de pays, à TF1 qui a barguigné avant que M6 l’accepte, et ça y est : Travailleurs, travailleuses, la Six a l’honneur et l’avantage de vous présenter dès jeudi prochain à 20h50 sa nouvelle télé-réalité, «Patron incognito». «Patron» parce que le héros en est un, de patron, et un vrai. «Incognito», parce qu’il se déguise en nouveau salarié de sa propre boîte. Avec les compliments du Medef.
Quand on arrive à l’usine
Nous, on serait les Charlots (on parle bien du groupe de rock prolétaire des années 70), on tenterait de se faire un petit coup de fric en traînant devant les tribunaux Stephen Lambert qui revendique la paternité d’«Undercover Boss», le concept original de «Patron incognito» apparu en 2009 en Grande-Bretagne. Car l’idée est évidemment chipée à «Merci patron», le hit des Charlots de 1971 : «Nous voulons tous vous offrir / Un peu de notre plaisir / Nous allons changer de rôle / Vous irez limer la tôle.»
Et oui, Endemol a tout juste remixé l’affaire à la sauce 2012 et l’a emballée d’un contexte sociétalo-concernantissime : «La crise a creusé le fossé entre patrons et salariés, énonce la très sérieuse voix off en ouverture de Patron incognito. Et, pour faire évoluer l’image de l’entreprise, certains patrons sont prêts à prendre des mesures exceptionnelles». Augmentations généralisées ? Trois semaines de vacances en plus pour tout le monde ? Des tickets-resto à 80 euros pièce ? Nos culs ! «Pour la première fois en France, un patron va tenter une expérience incroyable : il va redescendre en bas de l’échelle et travailler une semaine dans son entreprise incognito.»
Heu, et «Salarié incognito» où on irait se les rouler dans le bureau de la direction, ça peut se négocier ? Non ? Bon, d’accord. Ce sont donc quatre gros patrons — au chiffre d’affaires oscillant de 25 à 50 millions d’euros et à la masse salariale de 350 à 7.400 personnes — qui vont venir fliquer leurs employés, pardon, «connaître le véritable visage de leur entreprise»...
La gaieté nous illumine
Les bras éternellement croisés (c’est ça, les patrons), un voilier (c’est ça, les patrons), une moto (c’est ça, les patrons), voilà Jean-Claude Puerto. Véritable PDG du véritable loueur de voitures low-cost Ucar, Puerto dit des trucs du style : «J’étais plutôt en bas de l’échelle et je détestais ça» ou «Quand on s’est fixé un objectif, il faut l’atteindre». Sauf que, explique-t-il, quand on est patron, tout le monde a envie de vous embellir la vie et on finit par perdre le sens du terrain». Réunion du comité de direction à qui Puerto annonce son immersion : gueule des dirlos. Celui des succursales juge l’idée «géniale» et celle du réseau trouve que «c’est quelque part une leçon d’humilité». Quelque part, oui, mais où ?
L’idée de faire nos huit heures
Et Puerto de «redescendre de sa tour d’ivoire», dit la voix off, pour se grimer en simple salarié. À savoir comme un SDF car, à en croire Endemol et M6, on est comme ça, nous les salariés : lunettes monture sécu circa 1979, barbe de dix jours, vieux bonnet pouilleux, Puerto, 53 ans, est désormais Christian Lafont. On est comme ça, nous les salariés, on porte des noms de spécimens de carte de crédit. Pour faire la blague et avaler la couleuvre, Puerto-Lafont est un chômeur en réinsertion. Mais pourquoi toutes ces caméras qui vous suivent, monsieur le chômeur en réinsertion ? Eh bien pour un documentaire sur les chômeurs en réinsertion, voyons. Ah d’accord.
C’est parti pour la tournée des agences Ucar : Lens, Lille, Béthune, Marseille. Et à chaque fois, Puerto-Lafont expérimente un nouveau métier : il lave les voitures, fait le ménage, décolle des autocollants, s’occupe des contrats de location, relance les mauvais payeurs. Lafont va-t-il découvrir que Puerto est un salaud de patron qui exploite ses salariés et les paye au lance-pierre ? À la surprise générale, non.
Nous remplit tous de bonheur
Ainsi Frédéric qui enseigne à Puerto-Lafont l’art du polish : «C’est un véritable exemple pour l’entreprise», se réjouit le patron. Tu penses bien que, devant les caméras, il n’allait pas lui coller un coup de clé à molette derrière les oreilles. Et Sandrine, la femme de ménage : «Ce qui m’a impressionné, c’est sa fierté du geste juste», s’extasie le PDG devant les toilettes à récurer. Ou Yann, petit chef de 22 ans : «C’est formidable de voir un gamin comme ça», se délecte le boss.
Là, on vous voit venir : outre le plaisir démago mais toujours roboratif de voir le patron mettre pour une fois les mains dans le cambouis, à quoi ça sert ? Ben, évidemment, à voir la tronche des salariés se décomposer quand, convoqués au siège, ils découvrent que leur crevard de Lafont est en fait ce gros richard de Puerto. Un petit coup, comme dans l’«Amour est dans le pré», de Someone Like You d’Adele pour l’émotion et boum, tout le monde s’embrasse, patron, salariés, une vraie partouze interprofessionnelle. Et ça se tutoie, non sans toutefois une certaine raideur, du côté des employés.
Oui mais ça sert à quoi, à la fin ? On l’apprend dans le happy end hollywoodien en forme d’ascenseur social actionné par Jean-Claude Puerto : sous l’image de chacun des salariés s’inscrit ce qu’ils sont devenus depuis le tournage. «Yann a commencé une formation en alternance de manager d’entreprise», «Frédéric intervient en tant que formateur»… Quant à Isabelle et Raphaël, suite à cet article, ils ont reçu de leur patron un Bic tout neuf. Chacun.
(Source : Écrans - Libération)
Et à Télérama, on considère qu'il s'agit non seulement d'«une expérience limite dans le monde du travail», mais on s'inquiète de ses «conséquences hasardeuses»...
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