Avec les crises économiques et écologique, plus rien ne sera comme avant, le "bling-bling" a fait son temps. Voici venue l’ère de l’alter-consommation, du consommer moins et mieux, du sobre et du solidaire. Signes de ces temps nouveaux, le développement des Amap, la naissance de monnaies alternatives et la parution d’une littérature abondante sur le sujet, tout cela s’accompagnant, à notre sens trop souvent, d’insupportables leçons de morale (du genre : «Tu as fait quoi, toi, aujourd’hui pour la planète ?» ) et d’une drôle de sémantique truffée d’oxymores où l’on tente de nous expliquer l’abondance frugale, la sobriété heureuse, la simplicité dans la béatitude, appelant à la bonne volonté des citoyens pour un monde où chacun serait libre et heureux.
N’y a-t-il pas là une indécence à demander de consommer moins à quelques millions de personnes qui, déjà, n’arrivent à boucler les fins de mois ? Ces mouvements en faveur de la frugalité défendent-ils les mêmes valeurs et les mêmes modèles que la décroissance ? Sont-ils durables ou des effets de mode, portés par quelques bobos aisés, économistes révolutionnaires et écolos intégristes ? Sommes-nous plus pauvres et/ou plus vertueux ? Décryptage.
Jean Gadrey, vous êtes économiste. Pourquoi, en quoi cette question de la frugalité vous intéresse-t-elle ? Vous dites que vous avez viré votre cuti…
C’est vrai. Deux constats ont été à l’origine de mon évolution et celle de plus en plus de personnes depuis une dizaine d’années. Le premier, c’est que dans les pays déjà riches au sens économique du terme, le toujours plus, c’est à dire la croissance, ne s’accompagne plus du mieux vivre, de la cohésion sociale et, souvent même, produit l’inverse : du mal-vivre, des inégalités en progression, de l’exclusion, etc. Le second constat majeur est d’ordre écologique. Le toujours plus produire et consommer nous conduit tout droit à des catastrophes dont certaines ont commencé à se manifester, notamment le réchauffement climatique, la biodiversité en chute libre, et c’est ce qui m’a amené à écrire un livre dont le titre (“Adieu à la croissance” - éditions Les petits matins 2010) peut surprendre de la part d’un économiste, mais dont le sous-titre est «Bien vivre dans un monde solidaire», ce qui n’a rien à voir avec une austérité punitive.
De très nombreux livres sont sortis ces dernières années sur le thème de l’abondance frugale ou de la sobriété heureuse. Pourquoi tous ces titres sous forme d’oxymores, ces contraires réunis en une même expression ? Révèlent-ils des limites conceptuelles, économiques pour penser de nouveaux modèles de société ? Je trouve, pour ma part, qu’ils sont donneurs de leçon et culpabilisants pour les consommateurs...
J’ai un point de vue un peu différent, mais je partage votre inquiétude. D’abord, pourquoi des mots, apparemment contraires, ainsi associés ? Pourquoi des personnes comme Pierre Rabhi, Serge Latouche ou d’autres ont-ils adjoint heureuse à sobriété ? A mon avis parce que, dans nos sociétés de croissance, de nombreux mots ont été détournés par un système de production d’une avidité permanente.
Le dictionnaire nous dit qu’une personne est sobre si elle boit et mange avec modération, si elle vit sans excès, sans luxe, ou si elle agit avec mesure. Je n’y vois rien de négatif ni de triste. Presque tous les philosophes, passés comme présents, valorisent cette sobriété-là qui permet de faire la différence entre l’utile et le futile, entre l’usage justifié et le gaspillage, etc.
Ce qui s’est passé c’est que notre système, basé sur la croissance, a eu tendance à dévaloriser la sobriété ou la frugalité pour une raison facile à comprendre : ces mots s’opposent à la croissance perpétuelle du chiffre d’affaires, des ventes, de la production de tout et n’importe quoi. Donc à mon avis, ceux qui qualifient d’heureuse la sobriété veulent simplement retrouver le sens originel du mot sobriété qui n’a rien à voir avec l’austérité.
Seconde remarque, vous trouvez cette idée de "sobriété heureuse" culpabilisante. Ce le sera si l’on fait peser sur le seul consommateur le poids des changements nécessaires, changements qui doivent porter beaucoup plus sur des orientations collectives que sur de petits gestes individuels pour la planète. Et puis je trouve, moi aussi, qu’il serait indécent de demander à des gens qui vivent déjà très modestement — c’est-à-dire au moins 1/3 des Français — de se mettre à la frugalité. Mais, à mon avis, la plupart des avocats de la sobriété ne tombent pas dans ces travers. Par exemple, lorsqu’ils parlent de sobriété énergétique, certes ils disent qu’il faut veiller individuellement à ne pas surchauffer les logements mais ils demandent, surtout, d’engager des investissements massifs d’isolation thermique, source d’emplois utiles, de bien-être pour tous, y compris par la réduction des factures énergétiques.
Enfin, je ne crois pas que ces thèmes soient portés par des bobos aisés. Ça a pu être en partie vrai dans le passé mais, je le constate, ça ne l’est plus. Le public vient très nombreux dans les débats sur ce que j’appelle l’objection de croissance, et encore plus depuis que nous sommes en crise profonde. Or, le public est désormais composé de personnes très diverses, en particulier de jeunes qui sont très loin d’appartenir aux catégories aisées. Au contraire, même, ils sont plus proches du seuil de pauvreté que du seuil de richesse.
Vous avez écrit “Adieu à la croissance”. Ni décroissance, ni frugalité dans le titre... Pour en venir aux changements nécessaires que vous appelez de vos vœux, avez-vous un modèle économique nouveau à nous proposer ?
C’est vrai, pour des raisons pédagogiques je n’utilise pas ces mots, mais je me définis bien comme un objecteur de croissance et, dans ce livre ou sur mon blog, je ne propose aucun modèle clé en main. Je crois que personne n’est en mesure de le faire et que ce n’est pas souhaitable. En revanche, je formule des propositions pour des politiques qui permettraient de monter en qualité de vie, dans le respect des équilibres naturels, et qui ne reposent pas sur le présupposé de la croissance indispensable. Je pense d’ailleurs que nous ne retrouverons jamais cette croissance dans le futur.
Je crois que nous devons partir des expériences existantes qui marchent, et favoriser leur diffusion par des politiques appropriées. Il existe des expériences de ce type partout et en très grand nombre : une autre agriculture existe déjà, des énergies alternatives, des logements à très faibles émissions, d’autres modes de transport, d’autres quartiers, des coopératives de proximité, des Amap, une autre finance, d’autres monnaies, etc. La liste est très longue, il faut s’intéresser en priorité à ces initiatives.
[…] Concernant les rapports Nord/Sud, ne trouvez-vous pas qu’il y a une sorte d’arrogance des pays occidentaux à prôner la frugalité envers des pays comme la Chine ou l’Inde qui ne cherchent, finalement, qu’à disposer des mêmes niveaux de consommation que ceux que nous avons atteints ?
On peut effectivement dire qu’il y a une arrogance occidentale et ce, d’ailleurs, depuis fort longtemps, même avant la colonisation. Cela dit, à y regarder de plus près, les peuples des pays émergents ou en développement ne sont pas moins conscients que nous de la gravité de la crise écologique. Parfois ils le sont plus, notamment parce que les plus pauvres vont souffrir bien plus que nous de cette crise, surtout si on ne la freine pas.
Les Nations unies disposent de très bons scénarios pour que les pays pauvres accèdent à un développement humain durable de qualité sur la base d’innovations de production à faibles émissions, sur la base de l’agroécologie et non des OGM, etc. Ces pays savent déjà que vouloir copier ou suivre notre modèle de développement historique, appelé les Trente Glorieuses en France, conduirait à une catastrophe planétaire. Cela dit, ils ont raison de nous demander de balayer devant notre porte et de montrer l’exemple.
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