Peut-on faire payer Hewlett-Packard pour ses licenciements ? Quand le groupe informatique a annoncé 1.240 suppressions d'emploi en France, les politiques (Villepin, notamment) ont demandé que la multinationale rembourse les aides publiques qu'elle avait reçues. Ils avaient juste oublié que le groupe n'avait bénéficié que d'aides indirectes, et ne dépassant pas les 2 millions d'euros. De quoi se demander si quelqu'un au gouvernement maîtrise le sujet. Car il existe un dossier beaucoup plus sérieux et conséquent, dans lequel HP a réellement bénéficié d'une «aide d'Etat» : les impôts que le groupe informatique a payés, ou plutôt n'a pas payés, au fisc français. Libération a ainsi découvert que HP France (HPF) a transféré plus de 600 millions d'euros vers son siège social aux Etats-Unis en 2003 et 2004. Alors que, dans le même temps, cette filiale ne payait que 21 millions d'euros en impôts à l'administration française.
Siège transféré. Quelques syndicalistes CFDT de HP, associés à leurs confrères de Colgate-Palmolive, dénoncent les «délocalisations fiscales» mises en oeuvre par les multinationales, via notamment le transfert de leurs sièges sociaux en Suisse. Dans ce domaine, HP est à la pointe. Depuis plusieurs années, la multinationale est même devenue une véritable machine à éviter l'impôt, en toute légalité. Ainsi, le taux réel auquel est imposé le groupe de Palo Alto (Californie) est extrêmement bas. Normalement, toute entreprise américaine est imposée à 35% de ses bénéfices. Mais, en 2004, HP n'a payé que 16,7%, 12,3% en 2003, rien du tout en 2002 et 11% en 2001. Explication, fournie dans le dernier rapport annuel : HP profite de «taux plus bas (qu'aux Etats-Unis, ndlr) dans d'autres juridictions». Exemple, «les revenus d'activités de fabrication dans certains pays sont sujets à des réductions de taxes, voire même exemptés d'impôts, jusqu'en 2018». Aucune précision n'est apportée sur ces pays. Mais le même rapport révèle que la multinationale a installé son siège européen à Genève, et qu'elle a des filiales dans les principaux paradis fiscaux de la planète (îles Caïmans, île de Man, Antilles néerlandaises...).
HP pratique donc l'«optimisation fiscale», comme beaucoup d'autres multinationales. Mais le groupe a poussé la logique à son maximum depuis l'arrivée à sa tête en 1999 de Carly Fiorina (limogée en février dernier). Avant l'ère Fiorina, HP était imposé à des taux proches de ceux prévus aux Etats-Unis : entre 26 et 33% entre 1995 et 1999. A la suite d'une intense campagne de lobbying au Congrès de la part des représentants du big business (dont Carly Fiorina), Bush a signé, en octobre 2004, une loi qui prévoit de n'imposer qu'à 5,25% les profits réalisés par ces entreprises hors des Etats-Unis et rapatriés en 2005. Objectif : créer des emplois via les investissements réalisés aux Etats-Unis avec les sommes exonérées. Le texte a d'ailleurs été baptisé l'American Jobs Creation Act. HP n'a pas dû lire son intitulé. En même temps qu'il annonçait le rapatriement de 14,5 milliards de dollars de bénéfices réalisés hors des Etats-Unis, il préparait un plan mondial prévoyant 14.500 suppressions d'emploi.
Blanchiment. La France a contribué pour un montant non négligeable à cette opération de «blanchiment de capitaux». Selon le cabinet d'experts Sextant, qui a audité les comptes pour le comité d'entreprise, 300 millions d'euros ont été «remontés» aux Etats-Unis, sous forme de distribution exceptionnelle de réserve, en décembre 2003 et août 2004. Une somme équivalente a été versée sous forme de prêts. Au total, ce sont donc 600 millions qui auraient fait le voyage d'Issy-les-Moulineaux, siège de HP France, à Palo Alto.
La direction en France ne veut parler que de «quelques dizaines, voire une centaine de millions d'euros», versés en août 2004. Elle reste très imprécise car, explique Patrick Planche, directeur financier de HP France, «le versement a été fait à notre actionnaire européen. Du coup, nous n'avons pas eu de visibilité sur le devenir de cette somme». Selon nos informations, cette somme aurait transité par la Suisse, là aussi pour des raisons fiscales.
Impôt nul. Alors qu'entre 1997 et 2000 la filiale française de la multinationale versait annuellement aux alentours de 100 millions d'euros au fisc français, depuis 2001, la somme ne dépasse pas les 25 millions. En 2002 et 2003, ce montant était même nul (voir graphique). Phénomène a priori surprenant puisque, parallèlement, HP a vu son chiffre d'affaires plus que doubler, avec le rachat de Compaq en mai 2002. Sauf que cette acquisition a été faite en pensant justement à obtenir une nouvelle baisse d'impôts. Ayant perdu de l'argent les années précédentes, Compaq avait été autorisé par le fisc français à reporter ses pertes sur les exercices bénéficiaires suivants. Pour continuer à bénéficier de cette faveur, HP a fusionné les deux groupes, mais maintenu dans l'Hexagone deux sociétés distinctes : HP France et HP Centre de Compétence France. «Nous avons cherché à optimiser les coûts, dont celui lié à la fiscalité, en procédant aux apports croisés», reconnaît Patrick Planche.
Ce crédit d'impôt mis à part, la baisse du taux d'imposition semble avant tout structurelle. Selon Marc Amiaux, délégué CFDT chez HP France, elle est liée à la mise en place, à partir de 2000, d'un nouveau système de calcul des résultats. Intitulé Rovac (pour «Return on value added cost»), celui-ci permettrait de localiser fictivement les bénéfices réalisés par HP dans des pays à faible fiscalité, tandis que les pays à forte fiscalité deviendraient des «centres de coût», donc à profits limités. «Quel que soit le profit réel que nous faisons en France, il ne se retrouve pas dans les comptes, affirme Amiaux. Le bénéfice sur lequel est imposé HP est en fait théorique. Il est calculé à partir des coûts de fonctionnement de l'entreprise, auxquels on ajoute une marge de 10%. Au bout du compte, le résultat fiscal peut être très inférieur au résultat comptable.» Du côté de la direction de HP France, on relativise l'impact de Rovac. «Tous les bénéfices ne sont pas cantonnés dans d'autres pays, assure Patrick Planche. La baisse des profits est due au déclin du marché des PC. Dénoncer le système comptable, comme le font les syndicats, est un mauvais alibi.»
Echanges. La question est en fait liée à une mécanique plus générale, d'une haute sophistication, celle des «prix de transfert». Comment fixer la juste valeur des services et des marchandises échangés entre filiales d'une même multinationale ? Exemple : combien HP France paie-t-il pour les ordinateurs assemblés chez HP Slovaquie, et revendus en France ? Quelles royalties HP France verse-t-il au laboratoire de HP Inde quand il utilise des procédures brevetées à Bangalore ? La question est extrêmement complexe. L'OCDE recommande aux multinationales de passer des accords préalables sur ces «prix de transfert» (ou APP), ce qui implique des négociations entre les administrations fiscales des différents pays concernés.
HP refuse d'entrer dans le détail de ses «prix de transfert». Le groupe reconnaît seulement n'avoir pas négocié d'APP avec le fisc français. Chaque année, il remplit sa déclaration d'impôt en bidouillant seul ses calculs, sans que l'administration française y trouve à redire. Pour combien de temps ?
Un enquête de Nicolas CORI pour Libération.
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