A l'occasion du Conseil européen de Bruxelles de la semaine dernière, Jacques Chirac a eu beau s'en indigner auprès de ses partenaires, le mal est fait. La faute en revient d'abord à son gouvernement et à ce «patriotisme économique», chère invention de son Premier ministre, Dominique de Villepin. Une crise d'image d'autant plus paradoxale que cette politique industrielle française est grosso modo pratiquée par presque tous les pays de la planète (à l'exception notable du Royaume-Uni et du Canada).
La marque déposée de «patriotisme économique» avait, pourtant, vocation à redonner confiance aux citoyens français déboussolés par la violence de la mondialisation et à redorer les attributs d'un Etat stratège, depuis longtemps tombés en désuétude. Elle avait été conçue, semble-t-il, pour distiller sur le corps social français un effet réconfortant (on n'abandonne pas la patrie) avec un effet dopant (oui, l'Etat peut encore faire des choses). Mais, manifestement, les effets secondaires ont été largement sous-estimés. Une coalition pour le moins hétéroclite, réunissant la gauche française et la droite libérale, le patronat, la Commission et une grande partie de nos partenaires européens, se retrouve aujourd'hui bras dessus bras dessous pour décrier cette poussée de fièvre patriote. Le bilan est que Villepin se retrouve aujourd'hui à donner de la France la caricature d'un pays frileux, replié sur lui-même, toujours sur la défensive, prêt à sacrifier ses engagements européens au nom de ses seuls intérêts nationaux. Un beau gâchis. Tentative d'explication en trois points.
Oui, la nationalité d'une entreprise est un point auquel l'Etat doit s'intéresser
Les libéraux de tout poil, et notamment la Commission européenne, assurent que la question de la nationalité d'une entreprise n'a pas grand intérêt dans une économie de marché globalisée. Et qu'en tout état de cause l'Etat n'a pas à s'en préoccuper, puisque la main invisible du marché s'en charge. Ce postulat ne tient pas la route quand on regarde comment fonctionne concrètement une multinationale. Quand un groupe français, allemand ou américain doit arbitrer dans l'allocation de ses ressources entre plusieurs sites de production, la nationalité de ces derniers n'est pas un critère anecdotique. Une multinationale ferme plus volontiers une usine à l'étranger que sur son sol, comme elle investit plus facilement en recherche et développement dans son pays d'origine. Inversement, les cas où, à la suite d'une fusion, l'entreprise rachetée s'est vu dépouiller de ses capacités de recherche au profit de son prédateur, sont légion dans l'histoire récente.
Pour toutes ces raisons, l'Etat a un intérêt objectif à ce que les centres de décision (et donc d'investissement) des groupes restent le plus longtemps possible dans l'Hexagone, ou au moins en Europe. D'abord parce qu'il en va de l'avenir de ses ressources fiscales, et donc de sa capacité à inventer de nouvelles solidarités nationales. Ensuite, parce que cette présence conditionne en partie l'avenir de la compétitivité de son économie, en maintenant le plus longtemps possible les compétences de demain sur son territoire.
Or la grosse erreur du gouvernement a été de théoriser, à l'été 2005, son «patriotisme économique» à partir d'un très mauvais cas d'école. La menace d'une OPA de Pepsico sur le groupe alimentaire Danone ne faisait pas courir de gros risques en termes d'emplois à l'économie française (difficile de délocaliser une source d'eau Evian ou une production de produits laitiers !). Quant à l'effet d'entraînement de la recherche et développement de Danone sur le reste de l'économie, il était marginal. Restait l'idée de la défense d'une certaine «qualité française». Mais, là encore, on ne voyait pas très bien pourquoi Pepsico choisirait de prendre le contrôle de Danone dans le but de se mettre à fabriquer de la «malbouffe». Bref, en défendant Danone, le gouvernement a choisi un mauvais cheval. Le «patriotisme économique» était mal né, donnant d'entrée l'image d'un Etat sur la défensive.
Oui, l'Etat peut parler, même lorsqu'il n'est pas actionnaire
L'OPA hostile du groupe Mittal sur Arcelor a entretenu l'ambiguïté sur les objectifs de ce renouveau de la politique industrielle. Oui, Thierry Breton, le ministre de l'Economie, a raison de déclarer qu'après tout l'Etat, même s'il n'est pas actionnaire des entreprises concernées, a son mot à dire sur un projet de fusion. Ce n'est ni du protectionnisme ni du nationalisme ou du ringardisme. C'est juste prendre acte d'une réalité : la puissance publique (au sens large, incluant les collectivités locales) est un acteur à part entière de la vie économique. Et elle ne doit pas se désintéresser de l'avenir d'un groupe comme Arcelor qui emploie plusieurs dizaines de milliers de salariés en France.
En revanche, le gouvernement a commis une deuxième grosse erreur en laissant partir un début de polémique sur la nationalité indienne de monsieur Mittal, patron du groupe éponyme. Comme si la France ne voulait pas de ce groupe «étranger» (pour reprendre le qualificatif de Jacques Chirac lors de son voyage en Inde). La question n'était pas de savoir si Mittal est un groupe indien, américain ou européen (il est un peu des trois à la fois), mais quelle est sa stratégie industrielle et sociale. Et quels engagements est-il prêt à assumer.
En donnant l'impression que la nationalité indienne de monsieur Mittal était la seule chose qui comptait, le gouvernement a laissé s'installer l'idée que le capitalisme français se méfiait, par principe, des groupes étrangers. Ce qui est un comble pour une économie qui est une de celles au monde qui bénéficient le plus de l'investissement international.
Oui, l'Etat doit agir s'il est actionnaire
L'annonce surprise de la fusion entre Suez et GDF a fini par cristalliser l'hostilité de nos partenaires européens, emmenés notamment par une Italie qui n'a pas supporté que son champion, Enel, ait pu être écarté de cette course à la consolidation. Beaucoup ont reproché au gouvernement français de se mêler de ce qui ne le regardait pas. Etrange conception du capitalisme. On peut difficilement contester le droit et la légitimité à un actionnaire (l'Etat, en l'occurrence) qui détient en direct 80% du capital d'une entreprise (GDF, en l'occurrence) d'assumer une stratégie industrielle. Là encore, il ne s'agit ni de nationalisme ni de protectionnisme. En revanche, la précipitation de l'annonce a donné l'impression que le gouvernement ne faisait que réagir à une rumeur d'OPA de l'italien Enel, là encore dans le seul but de bouter hors de ses frontières une entreprise italienne. Ce qui ne correspond pas à la réalité, puisque ce projet était en discussion depuis bien longtemps. Mais, pour faire passer la pilule de la privatisation de GDF aux syndicats, Matignon s'est retrouvé à crédibiliser une «terrible» menace italienne sur les intérêts français, seule justification pour renier son engagement à ne pas céder les 70% du capital de GDF.
Le bilan de tout cela est catastrophique. Sans avoir pris aucune mesure législative contraire au droit communautaire, la France est pourtant décrite comme traversée par des convulsions d'un nationalisme économique. Rien que pour cela, il faut immédiatement enterrer le «patriotisme économique». Sans pour autant renier les principaux fondements de cette politique industrielle. Mais en lui donnant une vraie ambition européenne.
par Grégoire Biseau pour Libération
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