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Les jeunes, la peur et le sens du risque

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Une tribune de Raphaël Draï, professeur à la Faculté de droit et de science politique d'Aix-en-Provence et à l'École doctorale de recherches en psychanalyse de Paris-VII, publiée par Le Figaro.

Faut-il s'étonner des manifestations massives et persistantes provoquées par le contrat première embauche (CPE) en passe de devenir, au-delà de ses clauses effectives, un objet phobique ? Un tel étonnement ne saurait saisir ceux qui, depuis des années, perçoivent le silence mutique qui se condense dans les amphithéâtres des universités françaises. Un silence pareil comporte, certes, une part d'attention révérencielle vis-à-vis des enseignants qu'habite toujours l'esprit du service public. Il s'impute surtout à l'anxiété qui taraude, au sujet de ses lendemains incertains, la jeunesse de la France. A droite comme à gauche, les tentatives n'ont pas manqué pour mettre fin à ce fléau, car quel fléau est pire que celui qui disjoint la jeunesse et l'avenir ? A cet égard les solutions opératoires ne relèvent plus du «bricolage» palliatif en vigueur qui fait honte à l'intelligence individuelle et collective. Le temps est venu d'une nouvelle donne qui incite la France à se dépasser enfin et qui rende l'espoir à cette partie d'elle-même qui devrait spontanément l'incarner.

D'abord, pourquoi persister à qualifier de crise un délitement plus que trentenaire ? Par définition une crise est brève, violente et résolutive. Depuis 1973, la France endure un chômage de masse qui la corrode socialement et qui détruit des ressources vitales pour elles : ressources économiques, financières et aussi en humanité. Méfions-nous des statistiques strictement comptables en négligeant leur impact social et psychique. Affirmer que la France compte trois millions de chômeurs, c'est mal compter. Un chômeur ne vit pas seul. Sa situation affecte a minima ses parents, s'il s'agit d'un jeune homme ou d'une jeune fille, ou ses enfants s'il s'agit de l'un ou de l'autre parent, quand ce n'est pas les deux. Trois millions de chômeurs font au moins dix millions de personnes qui redoutent le déclassement, la mort civile et la perte de l'appartenance au monde. Ces dix millions-là constituent une sorte de plèbe qu'entoure un halo encore plus étendu de crainte diffuse pour les personnes dotées d'un emploi mais qui craignent d'être un jour ou l'autre attirées dans ce trou noir, non résorbé.
Une véritable peur s'est installée dans toutes les couches de la société. Elle y dégage ce que Jules Romains nommait dans l'entre-deux-guerres une «odeur mentale». Cette peur-là suscite une culture de la compétition parfois féroce. Plus sûrement, elle tue le sens du risque, inhibe la prise de responsabilité, dilate le principe de précaution et décourage toute pensée qui ne soit pas de pure application. L'essentiel étant de ne jamais chuter.

A quoi s'ajoute le trouble spécifique des jeunes issus de populations immigrées, soit 25% des moins de vingt-cinq ans. Des jeunes sans jeunesse, enclavés dans des territoires en déréliction, concédés aux caïdats, et remâchant, avec des rebuts de théologie guerrière, leur ressentiment puisque l'intégration les expose à de dures rebuffades tandis qu'il leur est impossible de retourner dans le pays de leurs parents, un pays forclos dont ils se sentent aussi coupés par une devenue asociale, lorsque aujourd'hui est pire qu'hier et meilleur que demain, comment oser parler d'historicité, de destin au sens noble ? Au contraire, l'existence s'accoutume à se loger dans l'au-jour-le-jour et à gîter dans la petitesse : petits boulots, petite piaule, «petite transcendance», selon l'expression d'Albert Camus. Dans ces conditions une nation charismatique comme la France ne peut que régresser au stade d'une entreprise en déshérence, dont l'enseigne recouvre des produits à prix sacrifiés et suscitant la méfiance croissante de la clientèle.

Par définition la jeunesse n'est pas un état mais un processus transitoire. Le monde du travail devrait profondément intégrer cette donnée immédiate. A la fin des fins, il importe de distinguer radicalement l'occupation, l'activité et l'emploi. Qu'est-ce que s'occuper ? Meubler le vide. Plus polyvalente, l'activité est déjà plus structurante. Cependant, elle ne saurait non plus ouvrir un véritable avenir. L'on peut laver des voitures à 18 ans pour payer ses études. L'on ne saurait laver des voitures pendant 18 ans. Entre-temps l'on sera passé à l'âge adulte. L'emploi ne se réduit pas au salaire pourtant essentiel dans une économie monétarisée. Entendu dans son sens prospectif, l'emploi permet d'envisager l'avenir et de s'y engager sans avoir peur.

L'obsession actuelle pour le CDI tient à la troisième de ces initiales. L'indétermination, au sens juridique, apparaît comme le contraire de l'incertitude, de la précarité et de l'au-jour-le-jour faufilé dans une économie à somme nulle où ce qui est donné aux uns doit avoir été refusé aux autres. L'indétermination ainsi représentée comporte d'ailleurs un impact direct sur la demande économique puisqu'elle favorise le crédit, l'esprit d'entreprise, la projection dans l'avenir, au lieu des conduites d'hyperprécaution et de sur-assurance qui vont parfois jusqu'à dissuader de fonder une famille. Le mouvement des étudiants et des lycéens en 2006 ne s'assimile pas à celui de 1968. En mai 68, les jeunes contestataires crachaient sur la société de consommation. Les jeunes d'aujourd'hui rêvent d'y accéder. Ainsi se retissera une société civile, méritant ce qualificatif puisqu'elle aura fait barrage à l'état sauvage, une société où l'usage de la parole délibérative, par son efficacité, ne fournira plus d'alibis aux passages à l'acte. Car dans la démocratie de la quatrième génération des droits de l'homme, toute décision doit être motivée surtout lorsqu'elle fait grief et qu'elle comporte le risque de vous diminuer. Autrement il ne faut plus enseigner Levinas, Rawls, Habermas ni Hayek. Cette nouvelle donne exige que l'État rétablisse son autorité.

L'autorité n'est pas l'autoritarisme. Elle se fonde sur le constat indiscutable de succès tangibles. Depuis plus de trente ans l'autorité de l'État se dégrade parce que, après avoir subrepticement substitué à ses obligations de résultats une simple obligation de moyens, il a substitué les effets d'annonce à cette obligation de moyens, avant d'abuser maintenant des effets de manche.
Certes la mondialisation n'est pas une mince affaire. Elle est aussi une chance dès lors que l'action publique intègre deux autres axiomes : si le coût global du travail peu qualifié est devenu exorbitant, l'avenir exige donc une recherche puissante et féconde produisant non seulement des objets-gadgets mais aussi des biens d'utilité collective à haute et durable valeur ajoutée ; une recherche qui ne soit pas comminatoire mais qui résulte de la créativité sociale tout entière, analogue à celle qui s'était libérée au temps où l'art s'affirmait comme un antidestin, au temps des grandes découvertes géographiques et scientifiques. Une recherche qui s'appuie aussi sur le réseau des universités, selon l'ensemble de leurs disciplines, car si l'on y réfléchit que deviendrait le marché sans le droit, l'astrophysique sans l'épistémologie et la recherche en biologie sans l'éthique ? Dans les années 70, Gaston Bouthoul a pu définir la guerre comme un infanticide différé. Pourquoi la troisième guerre mondiale, la guerre mondiale économique, échapperait-elle à cette définition ? Si l'on souhaite que les casseurs reculent, alors que les passeurs entre générations s'avancent.

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Mis à jour ( Dimanche, 09 Avril 2006 21:01 )  

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