Voilà une donnée statistique qui va faire débat. La pauvreté a reculé en France entre 1996 et 2004. C'est le constat dressé par l'INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques) dans son rapport publié aujourd'hui et intitulé les Revenus et le patrimoine des ménages. Après le rapport du CERC (Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale) publié le 17 novembre et qui dépeint une France inégalitaire, que faut-il en penser ? Tentative d'explication.
D'abord, que dit l'INSEE ? Que la proportion de personnes vivant avec moins de 788 € par mois, défini comme seuil de «pauvreté monétaire» selon les critères Eurostat, est passée de 13,5% en 1996 à 11,7% en 2004. Soit quand même et c'est énorme : 6,9 millions de personnes. Qu'est-ce que le seuil de «pauvreté monétaire» ? C'est 60% du niveau de vie médian (qui sépare en deux parts égales la population française), rappelle l'étude. En 2004, les 10% d'individus les plus modestes percevaient moins de 753 € par mois et les 10% les plus aisés plus de 2.363 €. Mais, ajoute l'Insee, l'augmentation du niveau de vie moyen sur la période 1996-2004 profiterait aux personnes situées aux deux extrêmes du spectre. «Les 10% les plus modestes ont ainsi vu leurs revenus bondir de 20% sur la période», dit le rapport. Plus que pour les 10% les plus aisés, dont la progression est de 13%...
«Filets de protection». Pour l'essentiel, cette diminution de l'extrême pauvreté est intervenue pendant les années 1999-2001 marquées par un retour de croissance jamais vu depuis les années 70, et, donc, par une forte réduction du chômage. Mais la situation de l'emploi s'est à nouveau dégradée depuis, et la pauvreté a d'abord stagné avant de repartir à la hausse en 2004 (+ 100.000 personnes par rapport à 2001). Ce que l'Insee ne peut que confirmer, parlant d'une tendance de réduction de pauvreté en «net ralentissement» depuis deux ans, avec «des taux de pauvreté qui ont arrêté de baisser». Pierre Levené, secrétaire général du Secours catholique, constate : «Grâce à un certain nombre de filets de protection, le nombre de pauvres n'a pas augmenté de façon significative. Avec les filets sociaux, on a évité la casse. Imaginez s'il n'y avait pas le RMI alloué à 1,2 million de personnes.» Rappelons aussi au passage que le nombre d'allocataires de minima sociaux (RMI, API, ASS...) a augmenté de 100.000 (+ 2,9%) en 2005 pour atteindre 3,5 millions...
«Ecart accru». C'est cette partie souvent non visible de l'iceberg que ne cessent de dénoncer les associations au plus près de la pauvreté, mais aussi des réseaux tels le BIP 40. Ou l'Observatoire des inégalités dont le directeur, Louis Maurin, fait directement le lien entre pauvreté(s) et inégalité(s) : «Entre 1996 et 2004, dit-il, le revenu minimum des 5% les plus riches est passé de 56.264 à 62.095 €, selon les données de l'Insee. Au cours de la même période, le revenu maximum des 10% les plus pauvres est passé de 10.327 à 11.477 €. Les premiers ont touché 5.831 € en plus, les seconds 1.150… Conséquence, l'écart s'est accru de 4.682 €.»
Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et directeur de recherche au CNRS et auteur de nombreux ouvrages sur la pauvreté et la précarité, Serge Paugam relativise : «Les seuils statistiques lissent, ils ne racontent pas la disparité qui se creuse aussi à l'intérieur des seuils en dessous du niveau de pauvreté.» Ils passent un peu vite sur les jeunes de 18-24 ans (17%) ou les mères isolées (26,1% !). Les inégalités urbaines, aussi, où «la pauvreté se déplace des petites agglomérations vers les grandes villes», note l'Insee. «Il y a une répartition régionale inégale, explique Laurent Mucchielli, membre de l'Observatoire des inégalités. On le voit dans le dernier rapport de l'Observatoire des zones urbaines sensibles, qui vient de sortir et qui montre que cela s'aggrave.... La dégradation continue.»
Cumul. Les indices statistiques révèlent-ils les différentes natures de la pauvreté ? Les chiffres disent-ils l'évolution de la précarité ? Décrivent-ils les nuances de la question sociale ? Pas sûr. «Les outils statistiques ne peuvent révéler à eux seuls qu'une partie de la pauvreté», note Serge Paugam. Autrement dit, il y aurait des faces cachées, des visages invisibles de la pauvreté qui échappent à l'Insee ? D'abord, il y a «indiscutablement un sentiment dans l'opinion publique que la vie est désormais plus difficile», note le CERC. En raison, déjà, de «l'extrême variabilité et[des] fluctuations de la pauvreté, note Paugam. L'incertitude de revenus est exacerbée par la grande instabilité du marché du travail et entretient la sensation qu'on a du mal à joindre les deux bouts».
Selon le CERC, l'écart entre le taux de rémunération nette des 10% de salariés de 25 à 54 ans les moins bien payés et celui des 10% les mieux payés est de 1 à 3. Mais, si l'on considère le montant des salaires perçus dans l'année, le fossé passe de 1 à 13 (1 à 18 pour les femmes) en raison du cumul, dans la tranche basse, d'emplois à temps partiel et de ruptures de contrats... D'où ce sentiment anxiogène, amplifié par la culture de la peur sociale et économique ambiante. «En 1996, on est juste après l'élection de Chirac et le discours sur la fracture sociale, rappelle Serge Paugam. A l'époque, les enquêtes d'opinion européennes montraient que le chômage et la pauvreté étaient perçus comme une injustice sociale et que les victimes ne se sentaient pas forcément responsables. Aujourd'hui, on est plus dans une logique de culpabilisation du chômeur, de la paresse du sous-employé.»
Pouvoir d'achat. Contrats courts ou jetables, intérim et ou à temps contraint, «le problème de l'instabilité de l'emploi creuse de fait les inégalités de revenus beaucoup plus que les taux de rémunération, estime Michel Dollé, rapporteur général du CERC, et, chaque année, environ 40% des salariés voient leur salaire baisser». Pierre Levené, du Secours catholique, va plus loin : «Nous recevons 81% de gens qui vivent de minima sociaux, et 18% de personnes qui ont un emploi.» Une récente enquête de l'Insee confirme d'ailleurs que près d'un tiers des SDF ont un travail.
Faut-il remettre en cause l'INSEE, critiquer le thermomètre qui prend la température de la fièvre française, à l'image du feu roulant de critique contre le calcul du pouvoir d'achat ? «Avec la hausse des loyers, des charges et du chauffage, les plus pauvres n'ont pas du tout vu leur niveau de vie augmenter, dit Pierre Levené. Certaines familles logées dans le parc privé, souvent dans des logements insalubres, y consacrent plus de 50% de leurs maigres ressources.» Le CERC, lui, propose d'inclure dans le pouvoir d'achat un indice qui prendrait en compte les dépenses de logement, comme en Grande-Bretagne. «Le coût du logement est mal pris en compte, estime Louis Maurin de l'Observatoire des inégalités. Dans les prestations sociales, l'Insee inclut les allocations logement mais ne tient pas compte d'un phénomène majeur, le fait qu'une partie de la population a une charge de logement très réduite : les propriétaires qui ont achevé de rembourser leurs emprunts.»
C'est tout «le débat sur les dépenses contraintes - logement, transports, téléphonie, assurance, énergie - qui nourrit le sentiment d'une paupérisation, note Jacques Généreux, prof d'économie à Sciences-Po Paris. D'autant qu'il est renforcé par le sentiment d'une pauvreté absolue avec la hausse de la visibilité des SDF et la réalité des patrons du CAC 40 qui s'en mettent plein les poches».
«Il ne faut pas dramatiser, reprend Louis Maurin. On n'est pas dans une situation d'explosion de la pauvreté à l'américaine, mais dans un retournement de tendance.» Où les pouvoirs publics ont un rôle essentiel. «La vraie question, note Michel Dollé, c'est de savoir quelle politique on est prêt en mettre en place pour lutter contre la pauvreté et les inégalités.» Une question politique, donc.
(Source : Libération)
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