Les salariés seraient-ils de plus en plus incompétents ? C'est ce que pourrait laisser croire l'évolution des causes déclarées de licenciement. En 1994, 58% des 840.000 mises à la porte étaient consécutives à une liquidation judiciaire, une réorganisation de l'entreprise ou à d'autres motifs économiques. En revanche, aujourd'hui, les licenciements pour "motif personnel" c'est-à-dire pour fautes, insuffisance professionnelle ou bien encore inaptitude, sont à peu près 3 fois plus nombreux que les licenciements pour motif économique : en 2004, 76% des 750.000 licenciements étaient pour motifs personnel et 24% économiques. Un véritable phénomène de fond, indépendant des mouvements de la conjoncture. Bizarre, bizarre...
Bien sûr, certains salariés souhaitant démissionner négocient leur licenciement pour motif personnel afin de pouvoir percevoir les allocations chômage, auxquelles n'ont pas le droit les démissionnaires. Mais ce cas de figure marginal ne peut suffire à expliquer une telle explosion. Christine Lagarenne et Marine Le Roux, deux chercheuses de la DARES, le service recherche et statistiques du ministère de l'Emploi, avancent donc "l'hypothèse qu'il y a eu un effet de substitution entre les deux types de licenciement, notamment dans les entreprises de plus de 50 salariés, soumises à de plus grandes contraintes en matière de licenciement collectif". Autrement dit, pour se soustraire à ces contraintes, les entreprises transformeraient en licenciements pour motif personnel des licenciements qui devraient être économiques.
Un chèque contre une faute. Fin 2001, Alcatel Câble France (ACF) est en proie à de graves difficultés. Mais plutôt que d'annoncer des réductions d'effectifs et mettre en place un plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) - c'est-à-dire en français courant, un plan de licenciement collectif pour raison économique -, elle va proposer aux employés de son site de Conflans-Sainte-Honorine un licenciement pour motif personnel. Les volontaires devront accepter d'endosser une faute inventée par la direction (introduction d'alcool, utilisation de l'ordinateur à des fins personnelles, etc…). En contrepartie, ils percevront une indemnité transactionnelle, en plus de l'indemnité légale ou conventionnelle à laquelle tout salarié a droit. Déjà fragilisées par les mesures de chômage technique, plusieurs dizaines de personnes accepteront finalement le marché.
Entre ces licenciements, les démissions et les départs en préretraite, il ne reste plus sur le site, début 2003, qu'environ 300 des 600 salariés. C'est alors le moment que choisit Alcatel Câbles France pour lancer la mise en place d'un plan de sauvegarde de l'emploi, qui sera effectif en septembre 2003... et offrira aux bénéficiaires des conditions de départ bien plus avantageuses : une prime de 60.000 € pour deux ans d'ancienneté et différentes aides au reclassement. Nicolas Apostolov, qui avait été engagé en juillet 1999 par ACF et débauché en août 2002, avait, lui, touché 19.000 € en signant sa transaction. S'estimant lésé, il a, comme plus de 170 autres salariés, engagé une action en justice. Le 9 novembre 2004, la Cour d'appel de Versailles, considérant que "ces licenciements qualifiés pour motifs personnels constituent en réalité des licenciements collectifs pour motif économique" les a annulés.
Alcatel n'est pas la seule entreprise à avoir fraudé de cette manière. En 2001 et 2002, Matra a également "remercié", dans des circonstances similaires, plusieurs dizaines d'employés de son usine de Romorantin, avant de mettre en place un plan de sauvegarde de l'emploi. Au moins, ces salariés d'Alcatel et de Matra ont-ils la maigre consolation d'avoir empoché une indemnité transactionnelle. Ce qui est loin d'être le cas de toutes les victimes de faux licenciements pour motif personnel. Jean-Philippe, qui travaillait comme visiteur médical pour un laboratoire pharmaceutique, a été licencié en mars 2004. "On m'a reproché, entre autres, un comportement déstabilisant mon supérieur hiérarchique !", explique-t-il. Mais la véritable raison de son licenciement semble être avant tout économique : en quelques mois, l'entreprise s'est en effet délestée d'une partie de sa force de vente sans la remplacer. Une vague de départs obtenus grâce à de nombreuses démissions et quelques licenciements pour motif personnel pour ceux ayant résisté aux pressions visant à les pousser à partir d'eux-mêmes.
Un licenciement deux fois moins cher. Les employeurs ont en effet tout à gagner à limiter les licenciements économiques, surtout s'ils sont collectifs. A commencer par éviter d'écorner leur image, comme l'a confirmé cet ancien directeur des ressources humaines à trois chercheuses - Florence Palpacuer, Amélie Seignour et Corinne Vercher - en sciences de gestion de l'université de Montpellier ayant réalisé en 2005 une enquête sur le licenciement pour motif personnel des cadres pour la DARES. "J'ouvre les pages du Monde, raconte-t-il, et qu'est ce que je vois ? Un superbe encart, une page complète, avec : " Les PDG des grands groupes s'engagent à ne pas faire de licenciements économiques". "Signé de notre PDG, entre autres... Et on était dans une logique où on était en train de se séparer d'un certain nombre de cadres (...) On aurait [dû] faire des licenciements économiques, mais impossible compte tenu de la signature de cette charte. Donc on a fait des licenciements transactionnels." Lors des fusions ou des acquisitions, les présidents promettent d'ailleurs souvent qu'il n'y aura pas de plan social... sans préciser qu'ils tablent sur les départs en préretraite, les démissions "encouragées" et les licenciements pour motif personnel pour purger les sureffectifs.
Mais échapper à un plan de sauvegarde de l'emploi, normalement obligatoire lorsqu'une entreprise de plus de 49 salariés prévoit de licencier au moins dix personnes en 30 jours, permet surtout aux employeurs de se soustraire à de nombreuses contraintes : ce plan, qui vise à éviter les licenciements - ou du moins à en limiter le nombre - et à faciliter le reclassement du personnel, doit prévoir des formules d'aménagement du temps de travail, des formations, le soutien à la création d'activités par les salariés, etc. La Direction départementale du travail est tenue d'en vérifier la conformité et peut proposer des mesures complémentaires; l'employeur doit également consulter les représentants du personnel, etc. Cette procédure complexe allonge donc les délais, surtout en cas de recours devant les tribunaux, et peut même déboucher sur un conflit social si les discussions n'aboutissent pas. A contrario, licencier individuellement des salariés limite les "chances" d'en faire une affaire collective.
Enfin, les licenciements pour motif personnel coûtent généralement moins cher, même en y incluant le chèque accordé lorsqu'il y a transaction. L'indemnité légale de licenciement pour motif personnel (1/10e de mois de salaire par année d'ancienneté, entre 2 et 10 ans) est deux fois moins élevée que celle pour motif économique (certaines conventions collectives accordent toutefois des indemnités similaires quel que soit le motif de licenciement, et parfois plus avantageuses que ces planchers légaux). Et s'il y a plan de sauvegarde de l'emploi, les mesures obligatoires de reclassement alourdissent encore un peu plus la facture. Enfin, en cas de licenciements économiques, les employeurs ne peuvent choisir les salariés à remercier mais doivent respecter des critères prenant notamment en compte les charges de famille, l'ancienneté, l'âge, etc…, alors qu'ils sont totalement libres de désigner les personnes licenciées pour motif personnel.
Et ils ne s'en privent pas. Dans le collimateur notamment, les salariés les plus âgés. En 2003, selon la DARES, 70% des licenciés de plus de 50 ans l'étaient pour motif personnel, contre 50% seulement en 1996. "Sauf exceptions, l'Etat ne finance plus les départs anticipés à la retraite, mais l'habitude d'une politique d'éviction des "seniors", devenus une variable d'ajustement des effectifs, est restée", explique Amélie Seignour. Une politique qui s'appuie désormais sur les licenciements pour motif personnel. Surtout que certains motifs - la faute grave notamment - permettent à l'employeur d'être exonéré de la contribution Delalande, représentant de un à douze mois de salaire, dont il doit s'acquitter pour tout licenciement d'un salarié âgé de 50 ans ou plus
Les cadres plus touchés. Les cadres et les agents de maîtrise sont également plus concernés. En 2001, respectivement 29% et 24% d'entre eux déclaraient un tel licenciement comme motif d'inscription à l'ANPE - ce qui en fait, pour eux, la première cause de chômage devant les fins de contrat à durée déterminée (CDD) -, contre 13% des employés et 7% seulement des ouvriers non qualifiés. Si ces salariés sont plus touchés, c'est avant tout parce qu'ils sont plus nombreux à bénéficier d'un CDI plutôt que d'un CDD (qui ne peut, sauf exception, être rompu avant le terme fixé) ou d'un contrat d'intérim. Mais aussi parce que, dans les grands groupes notamment, le licenciement pour motif personnel est devenu un outil de gestion des cadres. "C'est très courant, et plus on monte dans la hiérarchie, plus c'est courant", reconnaît ce directeur des ressources humaines, cité dans l'étude qu'ont réalisée les trois chercheuses en sciences de gestion de l'université de Montpellier.
"Des pressions à la réduction des effectifs s'exercent aujourd'hui de façon continue dans les multinationales, sous l'effet des réorganisations, fusions et acquisitions par lesquelles ces firmes cherchent à bénéficier d'économies d'échelle, tout en répondant à des exigences accrues en matière de rentabilité des capitaux investis", analyse Florence Palpacuer. La chasse aux sureffectifs provoquée par ces mutations, principalement dans les fonctions support (marketing, finance…) et de direction, est menée à grands coups de licenciements pour motif personnel. La redéfinition permanente du périmètre des grands groupes internationaux a en effet contribué à faire émerger "un nouveau mode de management des cadres basés sur le principe du marché". Un management qui se caractérise notamment par l'accélération des mobilités, les recrutements devenant privilégiés par rapport à la promotion interne et les séparations intervenant plus rapidement, mais aussi par l'évaluation systématique des résultats individuels.
Les non-cadres ne sont toutefois pas à l'abri. Surtout s'ils sont soumis à une gestion par objectifs. La fréquence des licenciements pour motif personnel dans le commerce, une famille professionnelle dominée par une main-d'oeuvre moins qualifiée mais à laquelle il est plus souvent assigné la réalisation d'objectifs, est d'ailleurs supérieure à la moyenne : 18% des motifs déclarés d'inscription à l'ANPE, contre 12,3% en général.
Une blessure pour le salarié. Ce basculement du licenciement pour motif économique vers le licenciement pour motif personnel n'est pas neutre. Ne serait-ce que parce que ce dernier est encore plus souvent ressenti comme une atteinte individuelle par le salarié. Surtout qu'il est fréquemment l'ultime étape d'une stratégie de mise sous pression qui vise à l'amener à démissionner et peut avoir des répercussions sur son état de santé. "IBM est coutumier du fait", explique Michel Perraud, délégué syndical CGT du site de Montpellier. Le géant de l'informatique n'hésite pas à pousser vers la porte les salariés dont il estime devoir se séparer. "Leur supérieur leur fait comprendre qu'il n'a plus besoin d'eux et les incite à démissionner. Si cela ne marche pas, il leur propose alors de les muter. En cas de refus, il dispose d'un motif de licenciement !"
Le licenciement pour motif personnel place également les employés sur un plan d'inégalité. Toutes les entreprises ne proposent pas une indemnité transactionnelle à ceux dont elles souhaitent se débarrasser, en contrepartie de leur engagement à ne pas contester leur licenciement en justice. Et tous les salariés n'ont pas le même pouvoir de négociation, soit parce qu'ils n'ont pas la même position stratégique dans l'organigramme, soit qu'ils n'ont pas le même degré d'information sur ce qu'ils pourraient obtenir devant les prud'hommes ou bien encore qu'ils n'ont pas les moyens financiers d'attendre l'issue d'une procédure longue au résultat aléatoire. Les non-cadres ont donc moins de chances de bénéficier d'une indemnité transactionnelle intéressante. "Et même chez les cadres, précise Corinne Vercher, seule une petite minorité d'entre eux, appartenant à l'élite managériale, a réellement la capacité de négocier à des conditions avantageuses un licenciement qu'ils ne vivront pas comme un drame, mais comme un épisode normal d'une relation d'emploi de plus en plus individualisée."
La banalisation des licenciement pour motif personnel n'est qu'une étape de plus dans cette individualisation, engagée depuis maintenant plus de deux décennies. Le poids des évolutions de carrière et des conventions collectives dans la fixation des salaires a progressivement diminué, au profit d'une gestion au cas par cas. Désormais, jusque dans les licenciements, via ceux à motif personnel, assortis ou pas d'une indemnité transactionnelle négociée. Comme si le contrat de travail était un échange de type commercial entre deux parties égales et librement consentantes...
Le Medef souhaiterait d'ailleurs aller encore plus loin dans cette voie, en obtenant l'inscription dans le code du travail d'un troisième mode de rupture du contrat, en plus de la démission et du licenciement : la rupture négociée. Ce qui pourrait avoir pour effet de rendre beaucoup plus fréquente encore cette modalité, qui relève pour le moment du code civil et est utilisée, par exemple, pour les plans de départ volontaire. Les syndicats y sont farouchement opposés, craignant que cet outil ne soit utilisé par les employeurs pour contourner les contraintes du licenciement (motif à préciser, indemnités légales…). Les licenciements économiques aujourd'hui déguisés en faux licenciements pour motif personnel deviendraient alors des ruptures à l'amiable... forcées.
par Franck Seuret pour Alternatives Économiques
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