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Que gagnons-nous à travailler ?

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Tel est, cette année, l'un des sujets du Bac ES (économique et social) proposé en philosophie. François Dagognet, 83 ans, professeur émérite à Paris-I, a rendu sa copie pour le journal Libération

Le mot «travailler» contient déjà une réponse à la question posée, puisque ce verbe vient du latin tripaliare («torturer» avec le tripalium), et lui-même reprend le tripalium, instrument de torture. Le travail dans le récit de l’Ancien Testament est tenu pour une punition : dans le paradis, Adam et Eve ne connaissaient pas cette malédiction. Mais ils furent condamnés, du fait de leur désobéissance.
Les philosophes grecs en général emboîtèrent ce pas : Platon, dans la République, ne ménage pas les artisans, les agriculteurs, tous ceux qui sont astreints à des occupations matérielles. On a souvent distingué trois groupes dans les sociétés (laborare, pugnare, orare) : au sage sont réservés le loisir, la contemplation, la réflexion. Nuance : les Romains appelaient opus le travail effectué, opera l’activité même et labor le travail douloureux.

Nous ne voyons pas ce qu’on gagne à travailler, d’autant que le monde moderne, loin de s’opposer à l’aliénation comme à la misère du travail, a contribué à sa servitude. Nous ne pouvons pas ne pas en appeler à Marx,­ l’un des premiers à théoriser l’envers du travail. La division des tâches, valorisée par Ricardo et surtout Adam Smith, a disloqué la manufacture. L’ouvrier est enfermé dans le parcellaire (cent ouvriers, fixés, chacun d’entre eux, à la répétition d’un seul geste, fabriquent mieux que les cent ouvriers devant fabriquer séparément ces objets). En raison de cette dégradation, la femme ne tardera pas à remplacer l’homme dans la fabrique, et bientôt les enfants. Le salaire, qui aurait pu récompenser l’activité productive, est réduit à seulement entretenir l’existence de l’exploité.
Souvent, l’ouvrier est encore exposé aux pires dangers. Rien n’est prévu pour sa sécurité. Aussi est-il surprenant que nous soit demandé ce qu’on peut gagner, là où le travailleur perd sa santé et la qualité de son existence. Il est exploité et ne reçoit rien en échange. Il nous sera opposé que le monde actuel de l’usine a modifié et corrigé les excès du capitalisme : en réalité, le machinisme souverain et les lois du marché (produire de plus en plus) ont encore abaissé le travail.

Si nous ne retirons rien à ce réquisitoire, il nous faut cependant reconnaître un côté moins sombre au travail,­ un autre aspect que le langage a d’ailleurs reconnu (Hannah Arendt reprend la distinction aristotélicienne entre poïesis et praxis). Bien des vocabulaires ont admis l’écart : de là work et labour en anglais, Arbeit et Werk en allemand. Pour le philosophe, le travail consiste à organiser et sauver le monde dans lequel nous vivons : le simple paysage que nous regardons exprime moins une nature exubérante que le zèle, la compétence des paysans qui l’ont aménagé. Il n’est rien que nous ne devions au travail, l’habileté et au savoir-faire de celui qui l’a fabriqué. A travailler, nous ne devenons rien de moins que «maîtres et possesseurs de la nature».
Sans cette humanisation des énergies naturelles, nous serions tous condamnés à vivre dans le manque et même le pire. D’ailleurs, n’importe quelle marchandise ne vaut que selon la quantité et aussi la qualité de travail qu’elle a supposées. Argument de moindre poids,­ les pays qui regorgent de matières premières ont été dans l’histoire moins florissants que ceux qui en étaient dépourvus, car ceux-ci furent obligés au labeur de la suppléance.

Le travail ne se borne pas à guérir notre monde de son désordre, de ses déficits et de sa violence; il sauve l’homme lui-même. D’abord, le travail (et même quand il s’agit d’une occupation souhaitée, source de satisfactions) ne va pas sans des règles et des obligations. On entre au bureau, par exemple, à telle heure, tous les jours ouvrables. Ce n’est jamais le laisser-aller, ni le laisser-faire. Par là même, l’employé est soumis à une discipline dont on voit le caractère formateur. Le désœuvré, le chômeur de longue durée entre dans une sorte de dépression dangereuse et obligée, parce que tout travail élève celui qui s’y livre et le transforme. C’est le «faire» qui enrichit l’être.
Mais ne faut-il pas admettre des occupations salariées peu valorisantes ? C’est ce que nous contestons. Le moindre cantonnier, chargé de l’entretien des routes, des chemins et des talus, non seulement travaille à l’appropriation de notre monde, mais lui-même, dans sa profession, doit obéir à de justes règles et se plier à une méthode porteuse de résultat.

En dépit de son côté noir, nous avons souligné l’indispensabilité du travail, ainsi que sa puissance humanisante. Certains soutiennent actuellement la «fin du travail», puisque les robots demain remplaceront les ouvriers. On insiste beaucoup sur ce changement, mais n’est-il pas une façon de ruser de disqualifier le travail ? Il faudra toujours compter sur ceux qui réparent ou ceux qui commercialisent les engins automatisés.

Mais la plaie du chômage ? Nous nous demandons si elle n’est pas habilement entretenue afin de disqualifier encore le travail, décidément mal reçu depuis le début de l’humanité (tu travailleras à la sueur de ton front). C’est pourquoi nous préférons aussi à la formule «Travailler plus pour gagner plus» celle-ci : «Que tous puissent travailler sans qu’ils doivent gagner moins.»

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Mis à jour ( Mercredi, 13 Juin 2007 07:10 )  

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