La France serait une nation «grévicultrice» : le pays du «droit de paralyser» (Le Figaro, 17 février 2004), qui préfère la «guerre sociale aux compromis» (Le Monde, 26 mai 2003) et souffre d’une «forme d’infirmité que ne partagent pas nos voisins européens» (Christine Ockrent, "Les Grands Patrons" - 1998) car «nul autre pays occidental ne se comporte ainsi» (L’Express, 5 juin 2003). Un bref rappel de la réalité historique et statistique de ce phénomène n’est donc pas sans intérêt.
Premier élément du mythe, la France serait un pays de grévistes. Le nombre de journées individuelles non travaillées pour fait de grève était de 4 millions en 1976, 3,5 millions en 1984, 2,1 millions en 1988, 900.000 en 2000, 1,2 million en 2005. En dehors de pics spécifiques (1982, 1995, 2001), on voit que l’ampleur et la fréquence des mouvements sociaux ne cessent de diminuer alors même que la population active ne cesse d’augmenter.
La Fonction publique se substitue par ailleurs progressivement aux salariés du privé dans le cadre des conflits sociaux. En 1982, 2,3 millions de journées grevées étaient comptabilisées dans le secteur privé pour 200.000 seulement dans le secteur public. En 2005, 224.000 dans le privé pour 1 million dans le public. La part du public dans les mouvements sociaux est passée de 3% dans les années 70 à 30% à la fin des années 80, puis à 60% à compter du milieu des années 90.
Les principales causes de cet effondrement statistique concernent, en effet, les salariés du secteur privé. Ainsi de la précarisation des emplois, du chômage, de la désindustrialisation, de la désyndicalisation [1] ou du démantèlement progressif du droit du travail. Un salarié en CDD ou en CNE va-t-il faire grève ? Les restrictions budgétaires successives et l’effritement graduel des avantages spécifiques de la Fonction publique, combinés au nombre relativement important des fonctionnaires, expliquent également ce glissement. Enfin, le statut particulier des agents de l’Etat facilite l’exercice du droit de grève, de plus en plus théorique pour de nombreux salariés du privé.
Dans le secteur privé, à l’aune d’une population active de 16 millions de salariés, les 224.000 journées de grève en 2005 représentent… 0,01 journée par salarié et par an. Sur une carrière professionnelle de 40 années, un salarié français fera donc grève moins d’une demi-journée, un fonctionnaire moins de 4 jours. Des chiffres à comparer avec les 33 millions de journées non travaillées pour cause de maladie en 2005 : la grève apparaît 147 fois moins pénalisante pour notre économie que les arrêts maladies ! La réalité est donc fort éloignée des phénomènes massifs souvent évoqués.
Second élément du mythe, la France recourrait davantage à la grève que ses voisins. Sur la période 1970-1990, la France est 11e sur les dix-huit pays les plus industrialisés en termes de journées non travaillées pour fait de grève. Avec 0,15 journée grevée par salarié et par an, elle est 7,6 fois moins conflictuelle que l’Italie (première), 3,2 fois moins que le Royaume-Uni (septième), et 1,6 fois moins que les Etats-Unis (huitième).
Sur la période récente (1990-2005), la France demeure 11e sur dix-huit, mais avec une conflictualité qui s’est effondrée (0,03 journée de grève par salarié et par an) et demeure toujours inférieure à la moyenne (0,04 journée grevée). Les modèles nordiques – réputés en France pour la qualité du dialogue social qui y régnerait – se situent en tête du classement : le Danemark est 1er, la Norvège 4e et la Finlande 7e. Ainsi la «flexsécurité», tant vantée par les dirigeants français, semble caractérisée par un niveau de conflictualité nettement plus important. Un paradoxe qui ne semble pas intéresser les défenseurs de son introduction progressive dans notre pays. La France, en dessous de la moyenne des pays industrialisés, n’est certainement pas le berceau de la «gréviculture» décriée par nos médias et nombre de nos politiques.
Troisième élément du mythe, les grèves françaises se caractériseraient par des journées nationales destinées à paralyser l’activité économique. Sur la période 1970-1990, les conflits localisés représentaient 51,2% des journées non travaillées pour fait de grève, loin devant les 34,9% de conflits généralisés (propres à une profession) et les 13,9% de journées nationales d’action.
Sur la période plus récente (1990-2005), les conflits localisés représentent 85% des grèves, pour 14% de conflits généralisés et seulement 1% de journées nationales ! La France est 13e sur dix-huit en termes de mobilisation des grévistes.
Que pouvons-nous en conclure ? Pays le plus faiblement syndicalisé de l’Union européenne, marqué par un taux de chômage élevé et une hostilité croissante des médias à l’égard des mouvements sociaux, la France n’est pas un pays de grévistes.
Pourquoi, dans ce cas, Nicolas Sarkozy promettait-il avant son élection qu’«au bout de huit jours d’un conflit social, il y aura obligation d’organiser un vote à bulletin secret pour que la dictature d’une minorité violente ne puisse imposer sa loi sur une majorité qui veut travailler» ? Outre le caractère insultant de cette promesse à l’égard des grévistes «violents» et «dictatoriaux» et la manifeste méconnaissance dont atteste notre président en ce qui concerne le droit de la grève, quel est l’intérêt d’une telle mesure dans un pays où 98% des conflits sociaux durent moins de 2 jours ? [...]
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[1] Le taux de syndicalisation est de 7,2% (DARES - 2006). Il est de 11,4 % dans les établissements de 100 salariés et plus, de 4,4 % dans ceux de 6 à 9 salariés, et de 4,1 % dans ceux d’au plus 5 salariés.
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