Pour comprendre ce mécanisme, prenons l'exemple de la prolifération des associations caritatives qui se penchent sur le sort des pauvres et des exclus. A la base, le désengagement de l'Etat sur nombre de questions sociales. Là où l'Etat déserte, automatiquement, un tissu associatif se constitue pour combler le vide. Et plus il y a de vides, plus on compte d'associations qui tentent de les combler. D'où leur développement considérable qui donne parfois un sentiment de «dispersion», voire de «concurrence». Ce dont l'Etat profite : bien qu'il se déresponsabilise massivement (du financement à l'action en passant par son contrôle, subtilement «décentralisés»), il reste accroché aux manettes tandis que ces organisations, qu'il tient plus ou moins à sa botte en leur accordant des miettes comme autant de faveurs, n'ont qu'un pouvoir vaguement consultatif. Ainsi a-t-il réussi à inventer une forme de «privatisation caritative» de la prise en charge/gestion de ces problèmes, pourtant d'ordre national [1].
Inévitablement surgissent des dérives. La pauvreté devient un «business» générateur de richesses, pourvoyeur de statuts, de salaires, de subventions voire de reconnaissance sociale… pour ceux qui sont du bon côté de la soupière. Pire : quand des difficultés se présentent, le secteur associatif oublie que l'Etat se sert de lui pour pallier à ses négligences et en vient à cautionner ses manœuvres sans même s'en rendre compte, ce qui est un comble !
Il en est de même pour l'insertion, qui ouvre un large champ d'activités (et de profits) à des entrepreneurs qui ont flairé le bon filon, tant il est vrai que le malheur des uns fait le bonheur des autres. Là aussi, l'Etat s'en lave les mains, ferme les yeux et se comporte en bonne vache à lait, confiant ainsi de l'argent public à des structures privées souvent peu scrupuleuses et à l'efficacité non prouvée. Mais revenons au sujet qui nous préoccupe.
Chômeurs : le désengagement des syndicats de salariés
Les choix politiques et économiques de l'Etat influent sur la situation de l'emploi : de l'UMP au pouvoir nous n'avons rien à espérer, bien au contraire. Mais en matière de défense d'un salariat peu protégé, victime du chômage et de la précarité, les syndicats ont un rôle indispensable qu'ils se sont toujours refusé à jouer. Seule la CGT, en 1988, a créé en son sein une structure de représentation des chômeurs dont le secrétaire général assiste aux négociations Unedic. Et elle continue, localement, à créer des comités de défense de travailleurs «hors normes» (précaires ou sans papiers). La CGT est le seul syndicat en France — et en Europe ! — à ne pas avoir oublié les salariés sans travail ou précarisés, ceux qu'on appelle les outsiders, alors que ceux-ci sont de plus en plus nombreux.
Les autres organisations (CFDT, CFTC, FO ou CGC) n'en ont que faire et continuent à défendre essentiellement des salariés bien installés : les insiders de la fonction publique et des grandes entreprises... Elles se battent aussi pour ces «inactifs» que sont les retraités alors que les victimes du sous-emploi, «inactifs» malgré eux et futurs retraités pauvres, ne les intéressent pas. Aujourd'hui, 8% des salariés (surtout les moins fragiles) sont syndiqués alors que les chômeurs et les travailleurs précaires représentent près du quart de la population active : cherchez l'erreur ! Une véritable «part de marché» qu'elles négligent de conquérir...
Pourtant, elles disposent de moyens financiers et d'un arsenal logistique conséquents. En tant que «forces vives de la Nation», elles participent aux négociations et sont aussi conviées à peser dans les débats. Mais, retraités exceptés, une fois que les salariés ont perdu leur emploi, elles ne les connaissent plus ! Pourtant ces syndicats, dits «représentatifs», siègent ensuite à l'Unedic où leurs délégués, des bureaucrates qui ne côtoient jamais les chômeurs et ignorent nombre de leurs difficultés, vont décider du sort de ceux qu'ils ont abandonnés… en se compromettant avec le patronat [2] : l'usurpation n'est pas loin.
Les associations ne peuvent pas tout assumer
Comme pour l'Etat qui, quand il se désengage, provoque l'irruption de structures associatives, le désengagement manifeste des syndicats de salariés envers les privés d'emploi a permis la naissance, parallèlement à la montée du chômage de masse, d'associations de défense des chômeurs & précaires dont les plus connues — hormis la CGT — sont le MNCP, l'APEIS, SNC et AC!. Plus ou moins politisées, à l'instar des syndicats de salariés ou de partis célèbres, elles ont des désaccords qui ressemblent à des querelles de clocher et procurent les mêmes sentiments de «concurrence» ou de «dispersion/division». Tributaires de subventions, de dons ou de cotisations d'adhérents, elles ont peu de moyens… et encore moins de pouvoir : vaguement tolérées, elles sont exclues des instances représentatives où il est question des «droits» et des «devoirs» des publics qu'elles soutiennent. Enfin, leur tâche s'avère encore plus ardue (et ingrate) dans la mesure où elles exercent sur un domaine fluctuant où l'aspect provisoire (et honteux) du chômage ne facilite ni l'organisation, ni la mobilisation, ni l'afflux de militants.
Créer des «sections chômeurs», une nécessité… pour les syndicats
Certes, nombreux sont les militants syndicalistes qui, sur le terrain, soutiennent les associations de chômeurs et leur apportent leur présence ainsi que, ponctuellement, une aide logistique ou financière précieuses : nous les en remercions ici.
Mais c'est loin d'être suffisant ! Ce ne sont que des miettes en comparaison des moyens déployés pour les autres catégories de salariés. De la même façon que l'Etat devrait se saisir à nouveau des questions sociales — mais avec Nicolas Sarkozy qui ne roule que pour les plus riches, inutile d'y songer —, les grandes centrales syndicales, qui y sont théoriquement sensibles, doivent cesser de rouler pour les mieux lotis… et de se comporter comme l'Etat vis-à-vis du secteur associatif : relisez le premier paragraphe de cet article afin de mesurer la troublante justesse de notre propos.
Il faut qu'elles cessent de considérer les chômeurs et les précaires comme des salariés de seconde zone, une caste indigne d'être officiellement reconnue et représentée, tout juste bonne à se défendre par elle-même ou par le biais d'associations démunies qui se fadent le boulot à leur place. Sur les traces de la CGT, elles doivent se saisir enfin du phénomène, prendre, elles aussi, leurs responsabilités et émettre un signal fort : pour ce faire, elles doivent ouvertement créer et intégrer des sections de chômeurs & précaires à leurs confédérations. Il y a urgence, non seulement parce que cette population croissante et souffrante sert de «laboratoire social» au patronat, ce qui lui permet d'élaborer des stratégies régressives qui finissent par toucher l'ensemble du salariat [3], mais aussi parce qu'il y va de la crédibilité du syndicalisme tout entier et, par conséquent, de son avenir.
C'est le développement du chômage et de la précarité qui nivelle par le bas les conditions de travail, les salaires et la protection sociale. C'est le développement du chômage et de la précarité qui déprécie la «valeur travail». Soutenir les chômeurs et les précaires, c'est combattre le mal à la racine.
[1] Un mélange des genres insidieux, dont la nomination au gouvernement de l'ancien président d'Emmaüs Martin Hirsch est en soi un symbole.
[2] On pense à la CFDT, qui a même osé porter plainte contre des militants d’AC!
[3] Pour rappel, cet extrait du chapitre «Stimuler l’emploi et les revenus» du rapport «Perspectives de l’Emploi 2006» de l’OCDE :
Les réformes structurelles qui commencent par générer des coûts avant de produire des avantages, peuvent se heurter à une opposition politique moindre si le poids du changement est supporté dans un premier temps par les chômeurs. En effet, ces derniers sont moins susceptibles que les employeurs ou les salariés en place de constituer une majorité politique capable de bloquer la réforme, dans la mesure où ils sont moins nombreux et souvent moins organisés.
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