Babeth Sanguinetti, l’avocate marseillaise des salarié-e-s, mais aussi des sans emploi, des sans logement, des sans papiers, celle qui depuis plus de 30 ans se battait avec une énergie farouche pour tant de causes que d’autres disaient indéfendables, n’est plus.
Elle s’est éteinte après que le soleil se soit couché en offrant aux vivants esseulés qui étaient auprès d’elle, un de ces tableaux qu’elle avait tant aimés, des collines de Provence aux sables de Camargue, des dunes de Mauritanie à la baie de l’Ile Rousse, un de ces tableaux célestes où se marient le rouge écarlate, l’or, les bleus et les gris.
Elle qu’une peinture pouvait faire pleurer…
Babeth était comme son île de Corse, petite, belle et rebelle. Aucun juge, aucun pouvoir ne la faisait reculer.
Je me la rappelle enceinte, s’affronter en 1980 dans une audience mémorable, à un avocat patronal qui avait justifié le licenciement de salariés par la consonance arabe de leur nom.
Je me la rappelle, quelques années plus tard, en 1993, à une époque où les sans papiers n’étaient pas encore devenus une cause nationale, obtenir à 22h la libération de Sakho Djibril.
Je me rappelle ce procès gagné contre la Société Nouvelle HLM qui avait cru pouvoir, en leur coupant l’eau et en détruisant la plomberie, se débarrasser de trois familles que le comité chômeurs avait installées de force dans des appartements vides.
Je me rappelle tous ces procès pour le droit au logement qu’elle menait contre les puissants et quelles que soient les circonstances, et ce, pour que la légalité rejoigne un jour, la légitimité.
Je me rappelle la fois où je l’avais emmenée en moto à La Renaude, ghetto parmi les ghettos, faire une réunion à des gitans ébahis qui n’en revenaient pas qu’une avocate vienne chez José, au milieu d’eux, trier leurs papiers tachés de gras que l’on trouvait à grand peine dans des sacs plastique qui tenaient lieu de classeur bureautique.
Je me rappelle bien sûr le procès (ou plutôt les procès) des "recalculés" qui avait permis à plus d’un million de chômeurs de retrouver des droits que l’Assedic leur avait repris.
«Procès perdu d’avance», avaient dit de «grands» avocats parisiens au ton péremptoire.
«Pot de terre contre pot de fer», nous avaient dit d’autres «sommités».
On avait foncé.
Parce que «le fait précède le droit» mais aussi et surtout parce que l’urgence humaine ne peut s’enfermer dans des livres de loi.
Le pot de terre avait gagné parce qu’il y avait en son cœur une fleur sauvage qui, tel le maquis corse, finit toujours par repousser.
Au lendemain de ce procès historique, alors qu’un certain Chérèque se lamentait en disant que l’assurance chômage allait faire faillite à cause de nous, la presse avait titré «Le drôle de couple qui a fait tomber l’Unedic».
Je me rappelle tant d’autres choses que je ne dirai pas ici.
La presse avait raison, nous étions un drôle de couple, uni par «cette forme d’amour que la lutte fait naître» comme avait dit en d’autres lieux, Jo, une dirigeante de la CGT 13, à propos des marcheurs de La Ciotat.
Je me la rappelle enfin, défigurée par l’effort, en haut du Kilimandjaro qu’elle avait vaincu malgré son peu d’entrainement, parce que rien n’arrêtait sa volonté de fer. Elle pouvait vaincre tous les sommets, relever tous les défis. Du moins on avait fini par le croire…
Le crabe qui la rongeait a fini par nous la prendre.
Sans elle, son village de Belgodère, accroché aux flancs d’une colline de Balagne, n’aura plus les mêmes couleurs dans cet automne qu’elle aimait.
Sans elle, le raisin fraise à nul autre pareil de la vigne de la maison familiale n’aura plus la même saveur.
Sans elle, la myrte sauvage au milieu de laquelle elle aimait à courir l’été n’aura plus le même parfum.
Les chômeurs et les sans droits ont perdu celle à qui on avait remis – au lendemain d’un procès improbable de plus qu’elle avait gagné sans que cela ne lui rapporte un centime – le diplôme «d’avocate des pauvres».
Drôle de petit bout de femme, fille de magistrat, qui était devenue par choix, l’amie de ceux qui se battent au côté des gueux.
Babeth, toi qui courais toujours en tous sens pour tout et pour tous, toi dont le bureau est resté tant de fois allumé tard le soir ou très tôt le matin, reposes-toi enfin.
Il y a quelques jours, Ouria, une amie d’une cité ouvrière de Marseille, m’a appelé pour me dire qu’elle avait réussi son concours et qu’elle allait pouvoir, elle aussi, être «avocate des pauvres».
Tu vois, Babeth, tu as rendu l’espoir et leur dignité à bien des gens, mais aussi suscité des vocations.
Sur les chemins de la vie tu as plus que rempli ta mission d’humanité.
Maintenant, le plus dur pour nous autres, ça va être de voyager sans toi.
Qui va désormais, à Belgodère, cueillir le raisin fraise ?
(Source : Rouge Midi)
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