Le professeur d'économie Patrick Mignard a publié sur Altermonde un rappel fort réaliste de quelques fondamentaux que les salariés qui aiment leur travail (ou croient l'aimer dès lors que leur emploi est menacé) oublient un peu trop vite :
« 1. Une entreprise est faite avant tout pour valoriser le capital que l’on y investit… pas pour créer des emplois. La production n’est qu’accessoire. La preuve : on l’arrête quand produire n’est plus assez rentable.
2. Le salarié n’est qu’un facteur de production. Il crée la valeur par son travail, mais est rémunéré à la valeur de sa force de travail (ce dont il a besoin pour vivre… ou presque). Son salaire est un coût de production.
3. Le capital technique — les machines — permet au salarié d’être efficace dans son acte de production. Le progrès technique, en augmentant la productivité du travail humain, relativise quantitativement sa présence dans la production. Plus la machine est performante, moins on a besoin du salarié.
4. Le profit — la part de la valeur produite par le salarié, mais qui ne lui est pas restituée — appartient exclusivement aux propriétaires du capital (les actionnaires). Notons que les salariés n’ont aucun droit sur lui puisqu’ils ont été rémunérés à la valeur de leur force de travail (marché dit "du travail", en fait "de la force de travail").
5. La gouvernance de l’entreprise est constituée par l’assemblée générale des actionnaires, propriétaires du capital. Notons que les salariés n’ont aucun droit dans ce domaine.
6. Le droit – social - des salariés n’est que le produit de leurs luttes. Rien n’a été accordé par le capital, tout a été conquis soit par la force, soit par la peur. »
De fait, les entrepreneurs qui réclament davantage de reconnaissance (et d'amour !) parce qu'ils sont créateurs de richesses et d'emplois nous pipotent.
Et Patrick Mignard de poursuivre :
« Ces acquis sociaux — certainement pas définitifs, contrairement à ce que beaucoup de salariés croyaient et croient — ne tenaient que parce que le rapport de force salariés/capital était en faveur des premiers, le capital ayant alors, encore, peu de marges de manœuvre. Mais le capital ne connaît plus les frontières. […] Dès lors, on assiste à une remise en question totale des acquis :
• Les salariés en concurrence sur le marché international de la force de travail ne peuvent plus exiger le maintien et, a fortiori, l’augmentation de leurs salaires;
• l’entreprise, lieu essentiel pour les salariés (mais pas pour les actionnaires), peut quitter le territoire national, voire disparaître;
• tous les acquis sociaux sont remis en question et les syndicats n’y peuvent rien. L’exclusion remplace l’exploitation dans la conscience des salariés et, le "couteau sous la gorge", ceux-ci sont prêts à tous les sacrifices pour défendre leur emploi.
Sont totalement incongrues au regard des principes de fonctionnement de la gestion du capital, ces idées et déclarations que l’on entend couramment dans les médias :
• L’idée qu’il serait scandaleux que l’entreprise (les actionnaires) impose une rentabilité fondée sur la maîtrise du coût de la main d’œuvre (les salaires);
• l’idée qu’il serait scandaleux que l’entreprise (les actionnaires) licencie pour accroître sa rentabilité (la force de travail en tant que variable d’ajustement);
• l’idée qu’il serait scandaleux et inhumain de liquider une entreprise et de licencier son personnel pour des questions de rentabilité financière (liquidation pour spéculer sur les marchés financiers);
• l’idée qu’il serait scandaleux que l’entreprise privilégie les actionnaires au détriment des salariés.
Ces idées, émises, véhiculées, proclamées par les salariés licenciés ou en voie de licenciement, montrent à quel degré d’incompréhension ceux-ci en sont parvenus en matière de connaissance de ce qu’est véritablement ce système. »
Pourtant, déplore-t-il, «ces salariés, la classe ouvrière (comme on disait), les syndicats et l’ensemble des citoyens ont eu 150 ans pour se rendre compte de ce qu’était le capitalisme. […] Mais l’immense majorité a cru en la parole des bonimenteurs politiciens qui promettaient — et promettent toujours — d’humaniser le capitalisme, de faire des réformes, de défendre l’intérêt du peuple… et continue de voter pour eux. Aujourd’hui il est trop tard, l’édifice s’écroule sur nous. Il va falloir faire preuve d’une grande imagination, d’une grande vigueur et d’une pratique efficace pour ne pas y laisser notre peau».
En effet, plus le monde du travail devient inhumain, plus ceux qui s'enrichissent sur la sueur de ceux qui le fournissent usent de manipulation sémantique afin de lui donner un vernis d'humanité et de morale («valeur travail», «éthique», «patriotisme économique»...). Or, plus on injecte de la morale et de l'affect dans le travail, plus l'intention de tromper le salarié est grande.
A la fin de la Deuxième guerre mondiale, puis des Trente glorieuses puis de la Guerre froide, les capitalistes ont décrété la «guerre économique». D'abord larvée et silencieuse, elle est devenue de plus en plus prégnante. Aujourd'hui, elle est là, devant nous : c'est une guerre sociale (et civile ?), la «guerre des classes» évoquée par le milliardaire américain Warren Buffet. Dès lors, il n'est plus question de croire aux sentiments.
SH
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